Les pays arabes et la démocratie : une équation impossible ?

L’échec de l’expérience tunisienne, seul pays arabe démocratique, sonne le glas de la parenthèse du Printemps arabe et donne le sentiment désagréable d’une incompatibilité entre démocratie et sociétés arabes. Il est vrai que ces pays passent par une période délicate dans laquelle s’entremêlent désespoir, doute et remise en question. Il ne faut pas être grand clerc pour voir que leur modèle de développement est obsolète et que l’avènement de la démocratie demeure un vœu pieux. On oublie souvent que la démocratie est un résultat historique qui ne se vit pas hic et nunc, mais demande de la maturation, des références civilisationnelles et un socle culturel. Certes comparaison n’est pas raison ; chaque pays a son caput mundi, ses spécificités, sa culture rectrice et directrice, mais on peut tirer quelques traits culturels spécifiques aux pays arabes.

L’économie suffoque et la nation chancelle

Les systèmes politiques arabes ont su créer, non sans difficultés, une homogénéité culturelle, pour aboutir à un équilibre politique et à une certaine harmonie sociale. Mais on peut s’interroger sur leur capacité à asseoir un vrai État de droit, à légitimer des politiques qui sont le plus souvent le fait de quelques-uns, passant pour l’expression de tous. Les obligations sont acceptables dès lors qu’elles sont la traduction d’un impératif catégorique d’équité (Confucius) s’appliquant à tous et non hypothétique, car subordonné à d’autres actions.

Dès lors et dès que l’on dépasse ces approches par prétérition (équilibré politique, harmonie sociale…), force est de constater que la nation elle-même est en butte à des revendications de plus en plus prégnantes (justice sociale, individualisme, séparatisme…). Il faut dire que l’élite politico-économique dans les pays arabes n’a pas su jouer le rôle qui est le sien, en redistribuant les richesses accumulées depuis l’indépendance. L’équilibre a été, pour ainsi dire, rompu. La stabilité du système politico-économique paraît aussi intenable qu’un dry january qui débuterait les yeux fixés sur une bouteille de jurançon. La nation parait dès lors comme une entité vacillante, chancelante, parfois incertaine ; en tout cas jamais achevée. Elle ne cesse de ressasser sa gloire passée, en s’appuyant sur une histoire magnifiée, exaltée, entretenue, qui ne correspond que rarement à la réalité.

Au-delà, ces pays sont confrontés aujourd’hui à une réalité économique de plus en plus difficile, où la croissance est aux abonnés absents. Du moins, une croissance vigoureuse, inclusive et durable qui puisse répondre aux demandes d’une population de plus en plus précarisée. Si le chômage est, en général, élevé, il est carrément explosif chez les jeunes (trois fois plus élevé que chez les adultes dans les pays du Maghreb). Et que dire du taux d’activité des femmes, qui est parmi les plus faibles au monde ! La crise engendrée par la pandémie du Covid est venue amplifier ces fatras ; elle a mis à nu le système politico-économique de ces pays et a montré les failles d’une économie fragile (très vulnérable aux chocs externes), rentière (multiplication de gains acquis en dehors de la loi du marché) et peu structurée (le secteur informel est omniprésent).

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Biais culturel

Il est tout à fait surprenant que plus d’un demi-siècle après leur indépendance, la plupart des pays arabes, pourtant dotés de ressources naturelles conséquentes et d’une population jeune, connaissent de telles difficultés. D’évidence, il y a anguille sous roche. On peut penser à juste titre au rôle des cultures nationales dans les pratiques organisationnelles des pays (appelé « biais culturel »). Les individus sont, en quelque sorte, formatés par les facteurs culturels. Il s’agit de l’expérience acquise au sein de la famille, à l’école et au travail tout au long de la vie, et qui est, par définition, différente d’un pays à un autre. Ces acquis ont une influence forte sur le comportement, les attitudes et la façon de penser des individus et, in fine, sur l’acception ou non d’un pouvoir fort, d’une culture différente et de valeurs d’ouverture et de tolérance. La fidélité paroxystique aux traditions (Julien Gracq, le rivage des Syrtes) peut générer des obstructions, rendant la société incapable d’innover, de recréer ou de produire des allégories, happée comme elle est par l’instant présent, l’inertie et la procrastination.

D’ailleurs, la persistance d’un pouvoir fort dans les pays arabes, de comportements rentiers, opportunistes et non coopératifs, fait que les valeurs démocratiques ont du mal à percer. Ceci est d’autant plus stupéfiant qu’il existe, dans beaucoup de pays arabes, une forte demande de démocratie si l’on croit l’enquête mondiale sur les valeurs (World Values Survey, WVS). Si l’on ajoute à cela le manque de confiance entre les individus et le fait que le rapport de l’Arabe à l’autre, et avec lui-même, est inévitablement tissé de croyances diverses et variées, l’équation devient sinon inextricable, du moins compliquée. Ce n’est pas la croyance, en tant que telle, qui pose problème, ce sont plutôt les modalités de sa conjugaison avec la raison qui sont questionnables.

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Le culte du chef

Contrairement aux pays scandinaves où les individus optent pour une hiérarchie faible et une organisation aplatie, dans les pays arabes, les individus préfèrent avoir un chef doté d’un pouvoir fort. Ceci peut, en partie, expliquer les difficultés économiques et politiques que connaît la Tunisie, malgré des élections libres et transparentes. Ce pays souffre justement de la faiblesse du pouvoir central. D’après WVS, tout en exprimant une forte demande de démocratie (surtout au Maghreb), la plupart des pays arabes acceptent la hiérarchie, sont peu indulgents concernant les valeurs de modernité et surtout dépourvus de vision de long terme. Cette dernière est la plus emblématique car non seulement elle est associée à une accumulation du capital physique forte, et donc à une croissance économique robuste, mais elle permet surtout de planifier les politiques structurelles (éducatives, d’innovation…).

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Le rôle de la croyance

Certes, la croyance est ancrée dans les sociétés arabes, fait partie de leur identité, cependant, elle peut quelquefois être source de blocage et d’enfermement. Comme elle peut constituer un mythe vivifiant qui appartient à tous ; un môle d’amarrage qui porte sens ; un point de ralliement qui exalte du génératif et fait nation. La croyance a toujours eu comme rôle l’organisation de la cité et l’institution de l’alliance sociale. Mais cette alchimie demeure hypothétique et ne peut advenir qu’avec une hausse substantielle du niveau du capital humain qui demeure sinon désespérément faible, dans la plupart des pays arabes, du moins inadapté aux exigences du monde moderne. Dès lors, la connaissance, la recherche scientifique, la coopération, les libertés de pensée, d’entreprendre, de croire ou ne pas croire, les droits de l’homme, l’égalité foncière entre les hommes et les femmes, la désintrication du politique d’avec le religieux, le rejet de la criminalisation de l’apostasie sont les ingrédients indispensables pour éviter la pensée magique – fake news, théorie du complot qui font florès de manière inquiétante dans cette région du monde, plus qu’ailleurs – et sont à même, chemin faisant, d’aider à trouver les meilleurs sentiers de la décision. Sénèque disait bien : « Il n’y a pas de vents favorables pour ceux qui ne savent pas où ils vont ! »

En résumé, le manque de confiance, la non-tolérance envers les normes et les valeurs modernes (égalité homme-femme, égalité entre les êtres quelles que soient leurs confessions, leurs appartenances…), un capital humain faible, l’acception d’un pouvoir fort avec des institutions faibles et le manque de vision de long terme constituent des obstacles sérieux qui empêchent d’avoir une croissance économique forte et durable. D’où la difficulté d’instaurer une véritable démocratie dans ces pays.

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* Enseignant-chercheur à l’université de Pau et des Pays de l’Adour.