Carlo Marochetti (1805-1867) : de la France à l’Angleterre, échos d’une renommée

« C’est l’œuvre de Marochetti, un des meilleurs sculpteurs de Paris. » [1]Ainsi s’exprime Chopin, dans une lettre qu’il adresse de Nohant à sa famille le 20 juillet 1845, à propos de la statue équestre du duc d’Orléans que l’on est en train d’ériger dans la cour du Louvre. Le musicien poursuit : « Quoique son nom soit italien, Marochetti est Français ; il possède un talent très remarquable : tous les travaux importants de ce genre lui sont confiés. » [2]Chopin expose ici en termes louangeurs ce que les détracteurs du sculpteurreprochent à ce dernier : « Il suffit d’être né en dehors de nos frontières pour être comblé de faveur et de commandes. » [3] Commandes importantes en effet puisqu’en moins de dix ans Carlo Marochetti aura contribué à deux chantiers prestigieux avec des œuvres majeures : La bataille de Jemmapes (1834), grand bas-relief de l’Arc de Triomphe, et Le Ravissement de sainte Marie-Madeleine (1843), maître-autel de l’église de la Madeleine à Paris. En France, Carlo Marochetti est au faîte de la gloire, dans les années 1840. Une décennie plus tard, c’est le tour de l’Angleterre «Londres est l’atelier de Marochetti » [4]proclame le Punch qui, bien que satirique, n’en souligne pas moins l’omniprésence du sculpteur dans le paysage londonien [5].Il semble pertinent aujourd’hui de se pencher sur la notoriété du sculpteur puisque sa demeure a obtenu en 2012 le label « Maison des Illustres » et de saisir ainsi l’occasion de mettre en parallèle, dans ses grandes lignes, sa carrière en France, pour les années 1840 (plus exactement 1838-1848), et en Grande Bretagne (années 1850) [6]. Dans ces deux pays, la célébrité du sculpteur est associée à une statue équestre : pour le premier, celle d’Emmanuel-Philibert, duc de Savoie, qui, bien que destinée à Turin où elle sera érigée en novembre 1838 sur la place Saint-Charles,fut exposée au printemps de la même année dans la cour du Louvre, puis illustrée dans L’Artiste en 1839 (ill. 1).


1. Marie-Alexandre Alophe (1811-1883)D’après Carlo Marochetti (1805-1867)Philibert Emmanuel de SavoieL’Artiste, Série 2, T1, 1839Photo : gallica.bnf.fr/BnF
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Pour le second, celle de Richard Cœur de lion [7], dont le modèle en argile (ill. 2) fut présentélors de la première exposition universelle de 1851, « The Great Exhibition of the Works of Industry of all Nations »,et le bronze érigé devant le Parlement de Londres en octobre 1860.


2. Attribué à Claude-Marie Ferrier (1811-1889) et Friedrich von Martens (1806-1885)Modèle en argile de la statue équestre de Richard Cœur de Lion de Carlo MarochettiPhotographie, 1851Photo : Rijksmuseum
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La comparaison ne s’arrête pas là. Auteur de deux statues équestres jumelles du duc d’Orléans (commandées l’une pour Paris, l’autre pour Alger), Carlo Marochetti réalisera celles de la reine Victoria (1854) puis du prince Albert (1863) pour la ville de Glasgow [8]. Avec la gloire vient la critique, Carlo Marochetti, dans les deux pays, trouvera de virulents détracteurs : Gustave Planche, Francis Turner Palgrave et d’ardents défenseurs : Louis Viardot, John Ruskin. Alors que son père obtient la naturalisation française en 1815, il restera toujours considéré comme italien et sera, de part et d’autre de la Manche, l’objet d’attaques xénophobes.

Marochetti, sculpteur modèle et à la mode

Mais c’est sous un autre aspect que celui de la critique que nous aimerions envisager la renommée du sculpteur car dans les deux pays celle-ci dépasse de loin le cadre purement artistique. Ainsi, en 1844, le Journal des Coiffeurs, évoquant un amuseur des rues particulièrement talentueux, l’imagine tour à tour poète, homme d’état, peintre ou sculpteur. Les comparaisons sont éloquentes : « Poète, [il] eût été M. de Lamartine multiplié par M. Victor Hugo ; homme d’état, M. Thiers et M. de Metternich tout à la fois ; artiste, M. Ingres et M. Decamps fondus ensemble, statuaire, il eût taillé la Vénus de Pâris, pour contraindre MM. Pradier et Marochetti à briser leurs ciseaux. » [9]Ailleurs encore, le nom de Marochetti brille aux côtés de celui de Pradier, tous deux ont en effet, sous la plume d’Auguste Gautereau, le privilège d’être associés aux parangons de la sculpture grecque. Le roman en question, La Famille Pitou qui, s’il n’a pas marqué l’histoire de la littérature française, a du moins le mérite d’évoquer nos deux sculpteurs, se termine sur une image amusante, celle du statuaire Raymont, se promenant « content, plus content que s’il eût été Praxitèle, Phidias, Marochetti ou Pradier » [10]. En 1844 de nouveau, Le Mercure des Théâtres, mentionne seul Marochetti. Ayant attribué à tort à Hippolyte Lucas quelques vers cités dans un précédent numéro, il corrige son erreur grâce à l’intervention de ce dernier, qu’il commente ainsi avec humour : « Cette communication nous a, nous ne craignons pas de l’avouer, attendris jusqu’aux larmes. C’est Ambroise Thomas retrouvant un opéra de Mozart, Victor Hugo une tragédie de Corneille, ou Marochetti un marbre de Canova. » [11]

Quant à la chanson proposée par Jules Lagarde aux membres du Caveau sur le thème du bronze lors du banquet du 4 août 1843, Marochetti y incarne le bronze d’art, voici en effet le couplet consacré à ce domaine (les deux derniers vers constituant le refrain) : « Aux nobles chefs d’œuvre de l’art/Le bronze ouvre une large part/Tantôt des héros les plus dignes/Il éternise les insignes/Tantôt d’attributs élégants/Il orne le palais des grands/Marochetti, la gloire t’aiguillonne/Et voilà soudain le bronze qui résonne/ Voilà le bronze qui résonne. » [12] Un commentaire s’impose à ce propos ; à cette époque-là, on parle beaucoup dans la presse des deux commandes sur lesquelles travaille simultanément Marochetti « sans se soucier du qu’en dira-t-on » [13] : les statues équestres de Napoléon [14] et du duc de Wellington [15], toutes deux en bronze, destinées, l’une à l’esplanade des Invalides, l’autre à la ville de Glasgow. Étienne Huard s’indigne et se demande « comment un artiste riche, chargé d’un pareil travail, peut ainsi blesser les justes susceptibilités françaises, comment il peut avoir le courage de modeler deux images pareilles ! » [16]. Il conclut en s’exclamant : « M. Marochetti nous répondra par ses œuvres, et alors nous saurons, en comparant Napoléon à Wellington, et ce dernier à Emmanuel-Philibert, si l’artiste est Français, Anglais ou Italien ; nous le verrons bien !» [17]Cette interpellation proche d’un réquisitoire [18] sera récurrente dans la carrière de Marochetti. Moins agressive et beaucoup plus spirituelle est la légende d’un dessin proposé par Le Charivari et censuré : « Baron cosmopolite et sculpteur éclectique/Marochetti, pour Paris ou London, /Du même zèle à volonté fabrique/La tombe du grand homme, ou l’image comique/ De Polichinel [19] Wellington. » [20]

Le Journal de Rouen fait à juste titre remarquer que c’est pour l’allusion à « Polichinel Wellington » [21], et non pour Marochetti, que ce dessin a été refusé : « Ce dessin représentait M. Marochetti le sculpteur, nullement chargé de visage, de costume, d’attitude. » [22] Il ajoute que la légende reprenait « une idée traitée dans une vingtaine de journaux » [23], ou plutôt « une constatation d’un fait avéré, à savoir que M. Marochetti est chargé à la fois de faire, et par le gouvernement français, la statue de l’empereur, et par le gouvernement anglais, la statue de Wellington » [24]. Les portraits charges que Le Charivari annonçait à ses lecteurs pour son miroir drolatique et au nombre desquels figurait celui de Marochetti avaient pour auteurs Benjamin Roubaud et Charles-Joseph Traviès de Villers [25].

Pour ses contemporains, la lettre de Chopin en témoigne, Marochetti représente l’archétype du sculpteur en vogue.Son nom apparaît en effet, dans la littérature populaire, française et anglaise, comme une référence en matière de sculpture. Certains personnages de romans expriment le souhait de lui confier la réalisation de l’œuvre désirée. Alexandre Dumas fait ainsi dire à Château-Renaud, sauvé d’un péril extrême : « Quand je serai riche, je ferai faire par Klagmann ou par Marochetti une statue du Hasard. » [26]De l’autre côté de la Manche, Margaret Oliphant, trente ans plus tard (1875), prête à son personnage, admirant le groupe formé par une mère et son enfant, une intention du même ordre : « J’aimerais que Marochetti, ou un artiste de cette trempe, soit là pour les sculpter en marbre. » [27]

Chez Charles Lever, le vœu est moins ambitieux, il s’agit simplement pour Lady Augusta d’obtenir une œuvre du célèbre sculpteur : « Papa serait enchanté d’avoir un exemplaire du buste que Marochetti a fait de vous » [28], mais le modèle est tout de même le héros du roman éponyme : Davenport Dunn. Ce roman, de 1859, paraît alors que la réputation de Marochetti est bien établie au Royaume Uni. L’extrait cité témoigne du succès des bustes miniatures que Marochetti réalisait alors, dans sa propre fonderie de Fulham Rd (Sydney Mews), réductions le plus souvent de bustes en marbre, portraits de personnalités de la haute société britannique (ill. 3) [29].


3. Carlo Marochetti (1805-1867)Buste masculinBronze - 21,6 x 14cmRéduction d’un buste en marbre daté de 1849 Collection particulièrePhoto : C. Hedengren-Dillon
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Une autre facette de l’activité du sculpteur contribuait à sa notoriété, la création, dès 1851, de trophées destinés aux vainqueurs de prestigieuses courses de chevaux, dont la réalisation était assurée par l’orfèvre Charles Frederick Hancock (ill. 4).


4. Carlo Marochetti (1805-1867)Charles Frederick Hancock (1807-1891), orfèvreEntrée à Londres de Jean le Bon et du Prince NoirCoupe de Doncaster, 1853, détailArgent - 44cmDoncaster Museum and Art Gallery, AngleterrePhoto : C. Hedengren-Dillon
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Carlo Marochetti (1805-1867) : de la France à l’Angleterre, échos d’une renommée

Un roman de James Payn [30]y fait allusion, citant un groupe de Marochetti comme récompense attribuée au lauréat du « Prix de la Reine »,compétition de tir organisée à Wimbledon par la « National Rifle Association ».

Sculpteur modèle, Marochetti est également, à Londres, le sculpteur à la mode dans l’atelier duquel se précipitent la haute société britannique et les visiteurs de marque. Parmi ces derniers, l’Américaine Octavia Walton Le Vert et la Française Louise Colet nous offrent de leur visite deux descriptions détaillées dans lesquelles on trouve, outre de précieuses indications concernant certaines œuvres, un double écho de cet engouement à l’égard du sculpteur. La première, le 5 juillet 1853, déclare : « Le baron, un très bel homme, est vraiment l’un des sculpteurs favoris de la noblesse anglaise ; on voit en effet dans son atelier une foule de bustes et de statues de ses membres. » [31]La seconde, cinq ans plus tard évoque dans La Presse un voyage effectué en 1856 au cours duquel elle visite « les ateliers du maître, où se renouvellent chaque jour les bustes des lords célèbres et des plus belles ladies » [32].

Marochetti et le décor, fiction et réalité

Chez Eugène Sue, Marochetti fait partie du décor.Dans le salon de l’hôtel d’Harville, « La frise de la cheminée de marbre blanc et ses deux cariatides, d’une beauté antique et d’une grâce exquise, étaient dues au ciseau magistral de Marochetti, cet artiste éminent ayant consenti à sculpter ce délicieux petit chef-d’œuvre, se souvenant sans doute que Benvenuto ne dédaignait pas de modeler des aiguières et des armes. » [33] L’allusion au grand Cellini ne devait pas déplaire à Carlo Marochetti, dont le goût pour l’art de la Renaissance italienne est attesté par ses collections [34]. Dans la description de la demeure du riche Josiah Hardwicke par Amelia B. Edwards un groupe en marbre de Marochetti orne l’un des salons [35]. Mais lorsque l’Irlandaise May Laffanfait dire à l’un de ses personnages, commentant les œuvres d’art ornant sa demeure, parmi lesquelles une « vierge voilée » de Marochetti : « il l’a faite pour moi » [36], il y a certainement confusion avec le sculpteur milanais Raffaele Monti, établi à Londres comme Marochetti, dont la Vestale voilée était célèbre. Il est cependant significatif que cette jeune romancière, née en 1849, ait retenu le nom de Marochetti dans ce roman publié en 1876. Nous quittons la fiction avec Marie Alexandre Dumas qui évoque au début d’un roman autobiographique (1867) le jeu auquel, à l’âge de neuf ans, elle s’était livrée, en compagnie de son amie Louise, dans l’appartement de la rue de la Chaussée d’Antin et qui consistait à prendre la place des « deux grands Mousquetaires en bronze de Marochetti » [37]. Il s’agit là de la paire de soldats de Charles Ier, Deux figures de soldats portant des torchères (ill. 5), également appelés Les deux soldats portant des hallebardes, que Susse éditait en trois tailles (1 m, 70 et 45 cm) et dont Dumas possédait donc le plus grand modèle.


5. Carlo Marochetti (1805-1867)Susse, fondeur Deux figures de soldats portant des torchères,Bronze à patine dorée - 45cm Collection particulièrePhoto : C. Hedengren-Dillon
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Quant au décor de théâtre, il arrive aussi qu’on l’apprécie à l’aune de l’œuvre du sculpteur. Ainsi John W. Cole déclare-t-il à propos du char d’Apollon dans la représentation du Conte d’hiver de Shakespeare par Charles Kean en 1856 : « Les chevaux étaient sculptés avec une vigueur et une fougue qui auraient fait honneur au baron Marochetti en personne. » [38] Les chevaux de Marochetti et la posture de ses cavaliers étaient si célèbres en Angleterre qu’on s’y réfère dans les manuels d’équitation de l’époque [39] ! Enfin, à mi-chemin entre fiction et réalité, on voit chez Jules Verne le héros de La Maison à vapeur (1880), le colonel Edward Munro, dont l’épouse a été tuée en Inde lors du massacre historique duBibighar (1857) à Cawnpore (Kanpur), aller se recueillir devant le mémorial (ill. 6) dressé au-dessus du puits où furent précipitées les victimes, mortes ou vives. « Là s’élève une colonnade en style gothique, de forme octogonale. Elle entoure l’endroit où se creusait le puits, dont l’orifice est maintenant fermé par un revêtement de pierres. C’est une sorte de socle, qui supporte une statue de marbre blanc, l’Ange de la Pitié, l’un des derniers ouvrages dus au ciseau du sculpteur Marochetti. » [40]


6. Samuel Bourne (1834-1912)Le Mémorial de Cawnporeavec l’Ange de la Résurrection de Carlo Marochetti (1805-1867)Photographie, 1865Photo : British Library’s Online Gallery
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L’œuvre [41], connue sous le nom de Angel of the Resurrection, Ange de la Résurrection, est illustrée dans le roman par Léon Benett (ill. 7).


7. Léon Benett (1839-1916)« Il tomba à genoux. »Illustration de La Maison à Vapeur de Jules Verne, chap.X Photo : gallica.bnf.fr/BnF
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Popularité de l’œuvre ou du sculpteur ? Certainement les deux à la fois lorsque Jules-Descartes Férat appose sur les deux piliers encadrant l’entrée du cimetière du Père-Lachaise les deux anges de Carlo Marochetti quiy ornaient les tombeaux [42]Bellini (à gauche) et San Tommaso (à droite), proposant ainsi, avec ce dessin [43] malheureusement non daté (ill. 8), un décor imaginaire à la gloire du sculpteur et de ses anges.


8. Jules-Descartes Férat (1829-1898)Porte d’entrée du cimetière du Père-LachaiseCrayon et encre noire avec rehauts de gouache blanche - 18 x 15,30cmParis, Musée CarnavaletPhoto : Musée Carnavalet
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Marochetti, personnage de roman ?

Evoqué comme sculpteur « idéal » (Dumas, Oliphant) ou à travers des œuvres dont on lui prête la réalisation (Sue, Lever), Marochetti a-t-il inspiré à l’un de ses contemporains un personnage de roman ? C’est ce que suggère Jan K. Ostrowski. Après avoir souligné les points communs entre l’un des protagonistes de La Cousine Bette, le comte Wenceslas Steinbock, et l’artiste Piotr Michałowski : « artiste, Polonais, aristocrate, émigré après l’insurrection » [44] et les éléments rapprochant Marochetti et Michałowski, le professeur Ostrowski fait remarquer que « l’époque de l’érection du monument de Steinbock (1841) et des critiques auxquelles il se heurte est identique, à un an près, à celle des attaques de la presse dirigées contre Marochetti après l’obtention de la commande et la présentation des premiers projets du monument de Napoléon (1840) » [45]. Il conclut en déclarant : « Nous pouvons donc admettre avec une grande probabilité que les deux artistes, Michałowski et Marochetti, avaient prêté à Steinbock leurs traits et des fragments de leur biographie, et que le récit de sa carrière avortée est une transposition littéraire des événements entourant le projet de monument pour Napoléon. » [46]Bien que les études balzaciennes privilégient le nom de Carle Elshoecht pour le personnage de Steinbock [47], cette interprétation mérite d’être signalée. Balzac connaissait Marochetti de réputation, si ce n’est personnellement. Friedrich von Flotow se souvient qu’au concert de Chopin auquel il assistait chez le marquis de Custine (au cours de la soirée du 8 mai 1838 ?) se trouvaient parmi les invités « le baron Marochetti, le sculpteur, […] le romancier Balzac » [48]. Le romancier n’avait pu ignorer les déboires du sculpteur concernant le tombeau de Napoléon. Beaucoup plus tard, en 1904, le nom de Marochetti, à peine travesti, apparaît dans l’œuvre d’un autre romancier célèbre, Joseph Conrad, avec une allusion directe à sa notoriété : « Vous connaissez Parrochetti, le fameux sculpteur italien. » [49] Conrad, dans son roman Nostromo fait de ce sculpteur une référence en matière de critique d’art, citant une statue d’évêque au nez cassé, dont Parrochetti faisait grand cas, dans un pays imaginaire d’Amérique du sud où ce dernier aurait vécu deux ans [50] . George Frederick Masterman, dans le récit autobiographique dont s’inspire Conrad, évoque le nom du « Baron Marochetti » [51] à propos du statuaire anglais Monygham [52] qui, dit-il, en était l’assistant. Conrad, quant à lui, transforme le baron en « chevalier » et nous offre de son nom une parodie allitérative en l’assimilant aux perroquets (parrocchetti / parrots), allusion à l’Amérique du Sud où se déroule son roman [53]. Le titre de « chevalier / cavaliere » n’est pas une invention de l’écrivain ni une transposition du titre de baron. Un guide anglais de l’Italie du nord, publié en 1842, attribue en effet au « Cavaliere Marochetti » [54] la statue équestre d’Emmanuel-Philibert dont il fait l’éloge. Enfin, le rôle que confère Conrad au « Cavaliere Parrochetti », si minime soit-il, est un écho révélateur du crédit accordé de son temps au jugement artistique de Marochetti [55]. Citons d’abord ce témoignage dans la presse signalant, en 1859, un Titien acheté par le deuxième duc de Wellington avec ce commentaire éloquent : « Le fait que cette acquisition se soit faite sur les conseils du baron Marochetti est suffisant pour prouver la valeur du tableau. » [56]Plus personnel, l’aveu de John Everett Millais qui, anxieux de la réception des tableaux qu’il exposait en Mai 1856 à la Royal Academy, se dit rasséréné par ce qu’en dit « le baron » [57]. Enfin et surtout, il faut souligner que, lorsqu’il est question de réunir les collections du British Museum et de la National Gallery, Marochetti est consulté, au même titre que le directeur de la National Gallery, Charles Lock Eastlake, ou que le fameux critique d’art John Ruskin, auditionné le même jour, le 6 avril 1857 [58].

Le buste de Lady Constance Leveson Gower, une étape dans la carrière du sculpteur

En France, nous l’avons vu, la popularité de Marochetti est à son paroxysme au milieu des années 1840. Elle décline après la révolution de 1848 et son départ pour l’Angleterre : « le Marochetti est devenu commun en diable » [59]persifle Le Carillon, prouvant cependant qu’en 1853 le sculpteur fait toujours parler de lui en France. L’Angleterre prend le relai. Lors de l’Exposition universelle de 1851, la statue colossale de Richard I, Cœur de Lion, placée à l’entrée ouest du Crystal Palace, inspire un poème à Dinah Mulock [60] et suscite l’admiration de John Ruskin qui dira à son propos qu’elle est « une œuvre idéale de la plus grande beauté et valeur » [61]. Cette statue, que Benedict Read a choisi de placer en couverture de son livre Victorian Sculpture (Yale University Press, 1984) illustre également de nos jours de nombreux guides touristiques, devenant un symbole de la ville de Londres et de l’Angleterre.En 1856, la renommée de Marochetti à Londres est à son comble. Lors de la fête de la paix organisée le 9 mai pour célébrer la fin de la guerre de Crimée, quatre œuvres monumentales du sculpteur sont présentées : outre le Mémorial de la Guerre de Crimée [62], appelé alors « Monument de Scutari », destiné à commémorer les soldats morts au champ d’honneur et le Trophée de la Paix (œuvre disparue), que l’on inaugure tous deux ce jour-là, les statues équestres (plâtres) de la Reine Victoria et de RichardCœur de Lion sont à l’honneur, au centre du Crystal palace de Sydenham. La presse relate en détails la cérémonie et la gravure de l’Illustrated Times parue le 17 mai 1856 (ill. 9) complète la description qui y est faite de la disposition des statues.


9. Illustrated Times, 17 mai 1856, p. 344-5La fête de la paix au Crystal Palace, le vendredi 9 mai 1856On distingue, à gauche, l’obélisque du Mémorial de la Guerre de Crimée et le Richard Cœur de Lion et, à droite, la statue équestre de la Reine Victoria devant le colossal Trophée de la Paix.Photo : D.R.
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Huit jours plus tard, le critique dramatique du même journal, tombé amoureux de l’actrice Ruth Herbert, s’exclame : « Ah ! Si j’étais Millais, je la peindrais dans mon prochain tableau dans sa robe de pure soie blanche, si j’étais Marochetti, je ferais d’elle un superbe buste, et si j’étais Munro, je sculpterais un ravissant médaillon de son profil. » [63]Marochetti était célèbre pour ses « admirables bustes féminins » [64] et la haute société britannique, nous l’avons vu, se précipitait dans son atelier. L’une des jeunes femmes dont il fit le portrait (1850), posa également pour Alexander Munro, qui la représenta, de profil, dans un médaillon (1853) dont un exemplaire en plâtre est conservé à la Grosvenor Gallery de Chester. Il existe également un portrait d’elle, dans une robe « de pure soie blanche », mais ce portrait (1850) n’est pas de Millais mais de Winterhalter [65]. On a vraiment l’impression, en lisant la déclaration du critique dramatique de l’Illustrated Times que ce dernier a en tête ces trois portraits de Lady Constance Leveson Gower lorsqu’il écrit ces lignes et qu’il ne s’agit pas d’une simple coïncidence. Fille du duc et de la duchesse de Sutherland, francophiles et grands protecteurs des arts [66], Lady Constance, a posé pour de nombreux artistes [67] avant, puis après son mariage en avril 1852 avec Hugh Lupus Grosvenor, futur duc de Westminster. Le buste comme le médaillon ont été exposés à la Royal Academy, respectivement, en 1851 (n°1378) et en 1853 (n°1460) et c’est, semble-t-il, le seul exemple d’un modèle commun aux deux sculpteurs. Le buste de Marochetti (ill. 10) se trouvait à Stafford House, demeure des Sutherland, et trônait, orné de fleurs de jasmin, le jour du mariage de la jeune femme [68] .


10.Carlo Marochetti (1805-1867)Portrait en buste de Lady Constance Leveson-Gower, 1850Marbre - 70 x 50 x 27cm Collection particulièrePhoto : C. Hedengren-Dillon
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Quant au portrait de Winterhalter [69], peint pour la reine Victoria en juillet 1850, celle-ci en commanda la copie à William Corden pour l’offrir la même année en cadeau de Noël à la duchesse de Sutherland [70]. Il n’est pas impossible qu’Edmund Hodgson Yates, auteur de la rubrique « The Lounger at the clubs » de l’Illustrated Times et donc de l’article dont il est question, ait remarqué ce tableau lors d’une des innombrables réceptions organisées par la duchesse à Stafford House, où le tout Londres était convié. Dans ses mémoires, Yates, s’il ne mentionne pas ce lieu, évoque cependant la beauté de Lady Constance et de sa mère. Il se souvient également des soirées passées, le vendredi, chez le peintre Abraham Solomon en compagnie de nombreux artistes, parmi lesquels John Everett Millais, « jeune et beau comme dans le médaillon qu’Alexander Munro venait de terminer » [71]. Il est donc naturel que le nom de Millais soit cité comme référence, d’autant que cet artiste, né en 1829, était considéré, parmi les peintres de la nouvelle génération, comme l’un des plus prometteurs. Alexander Munro, son aîné de quatre ans, en réalisant le portrait en médaillon de Lady Constance, la fille de ses bienfaiteurs [72], avait, dit-on, lancé la mode de ce genre de portrait [73]. Dans son journal, Ford Madox Brown cite Ruskin parlant de Munro et de Marochetti « comme des deux nobles sculpteurs de l’Angleterre que toute l’aristocratie soutient » [74], voilà donc le nom de Marochetti, sculpteur consacré et établi, associé de nouveau à celui de Munro. A la même époque, un contemporain et ami de ce dernier, le sculpteur Thomas Woolner, dans une amusante caricature [75] de Dante Gabriel Rossetti (ill. 11), est représenté assis face à un Marochetti prospère, debout, avec, dans son dos et à ses pieds des sacs remplis d’argent. Les deux hommes se défient en ricanant mais l’œil divin, géant, émergeant de la fumée s’échappant de la pipe de Woolner, se fixe sur Marochetti dont on aperçoit, à l’arrière-plan, le Richard Cœur de Lion.


11. Attribué à Dante Gabriel Rossetti (1828-1882)Thomas Woolner and Baron Marochetti, c.1856Crayon et encre brune - 11,2 x 17,8 cm Rossetti ArchivePhoto : Rossetti Archive
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12. Carlo Marochetti (1805-1867)Mémorial de la Guerre de Crimée, 1856-58Cimetière anglais, HaydarpaşaÜsküdar (Scutari), Istanbul, TurquiePhoto : C. Hedengren-Dillon
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La présence de l’obélisque de Scutari (ill. 12)en gros plan, sur la droite du dessin, permet de dater celui-ci de 1856. S’il n’est pas lieu de développer davantage ici les liens entre les préraphaélites et Marochetti, que Woolner considérait comme un rival, il est au demeurant indéniable que cette caricature ne faitque confirmer le succès de Marochetti et sa notoriété. Mais revenons à la citation de l’Illustrated Times. Si, comme il est permis de le croire, elle se réfère aux trois portraits de Lady Constance, elle souligne indirectement le rôle joué par les Sutherland dans la carrière de Marochetti. « Mistress of the Robes [76] » de la reine Victoria, la duchesse de Sutherland était aussi son amie. C’est à elle qu’en juillet 1848 la reine, très satisfaite du travail de Marochetti (il s’agit du buste du prince Albert), confie ses premières impressions [77]. Il semble donc que la duchesse ait été à l’origine de la présentation du sculpteur à la reine [78]. Les Sutherland avaient en effet pu rencontrer Marochetti entre 1841 et 1844 lorsque celui-ci se rendait en Ecosse pour la statue du duc de Wellington. Le buste de leur fille Constance, réalisé au début de la carrière britannique du sculpteur, pourrait avoir lancé la vogue du sculpteur dans la haute société britannique. Octavia Walton Levert, visitant Stafford House le 8 juillet 1853, y remarque« un ravissant buste en marbre de Lady Constance Grosvenor par le baron Marochetti » [79]. Celui que Louise Colet [80] distingue dans l’atelier en 1856, auprès de celui de la célèbre cantatrice suédoise Jenny Lind [81] (ill. 13)en est très certainement la réduction en bronze, le sculpteur en avait en effet gardé un exemplaire, conservé par ses descendants (ill. 14).


13. Carlo Marochetti (1805-1867)Portrait en buste de Jenny LindBronze - 32 cm (avec socle)Photo : D.R.
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14.Carlo Marochetti (1805-1867)Portrait en buste de Lady Constance Leveson-GowerRéduction en bronze - 20,5 x 13,4 cm Fonds MarochettiPhoto : C. Hedengren-Dillon
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Le Monument funéraire de la Princesse Elizabeth Stuart (1856)

Cinq œuvres de Marochetti étaient exposées en 2010 à Buckingham Palace lors de la très belle exposition consacrée au mécénat de la reine Victoria et du prince Albert [82]. Parmi celles-ci, témoignage de l’intérêt que le couple royal portait à cette œuvre, une réduction du Richard I, Cœur de lion [83], offerte par la reine Victoria au prince Albert pour son anniversaire le 26 août 1853, l’année même de la souscription en faveur de l’érection de la statue, à laquelle ils avaient l’un comme l’autre généreusement contribué. Une autre commande royale [84] doit être mentionnée dans le cadre de cet article en raison de la popularité qu’a connue le monument, illustré par quantité de photographies stéréoscopiques (ill. 15) [85], et de l’intérêt qu’il suscite encore, à en juger par son succès sur la toile. Il s’agit du Monument funéraire de la Princesse Elizabeth Stuart (1856), fille du roi Charles Ier, érigé dans l’église de Newport sur l’île de Wight (ill. 16).


15. AnonymeTombe de la princesse Elizabeth par Marochetti, c. 1860Photographie stéréoscopique - 17,2 x 7,73 cmCollection particulièrePhoto : DR
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16. Carlo Marochetti (1805-1867)Monument funéraire de la Princesse Elizabeth Stuart, 1856, détail,Église St Thomas, Newport, île de Wight, AngleterrePhoto : C. Hedengren-Dillon
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Il est bon de l’évoquer ici à travers le témoignage que nous en donne Louise Colet contemplant le gisant d’Elizabeth qui se trouvait encore, lors de sa visite (été 1856), dans l’atelier de Marochetti : « Mais ce fut surtout une statue de marbre blanc, une statue de jeune fille couchée et semblant dormir, qui m’émut et me ravit. Cette statue qu’attendait un tombeau était celle de la fille de Charles Ier, morte à quatorze ans. Je serrai la main du grand statuaire, et j’emportai de cette visite une impression qui ne s’est point effacée. Le lendemain, je partais pour l’île de Wight. » [86]Le récit du séjour de la poétesse à Wight, nous le trouvons dans son livre Enfances célèbres. Visitant le château de Carisbrooke où la jeune princesse a terminé ses jours, elle s’exclame en réponse à la petite gardienne qui lui annonce que toute l’île va bientôt glorifier la mémoire d’Elizabeth Stuart avec l’inauguration du monument commandé par la reine : « Cette statue, je l’ai vue ! C’est bien la jeune princesse lorsqu’on la trouva morte, étendue blanche et pudique dans les plis de son vêtement. La tête, d’une beauté idéale, repose sur la Bible ouverte ; les cheveux ombragent le cou, le sein et les bras : c’est une figure chaste et divine qui convient à un tombeau ; l’âme y plane sur un corps transfiguré. Cette figure est l’œuvre de Marochetti. » [87]

La renommée de Marochetti : sémantique et postérité

« Célèbre », « grand », « éminent », les épithètes qualifiant le sculpteur sont rares dans la presse française, du vivant de Marochetti. Beaucoup plus variés et fréquents sont les adjectifs côté anglais : « great », « famous », « well-known », « celebrated », « eminent », « distinguished », « illustrious »… Quant à ses statues, elles sont considérées comme« majestic », la presse relatant le mariage du Prince de Galles, y dépeint même les pompiers « aussi majestueux que les statues du baron Marochetti » [88]. Ce déséquilibre se retrouve dans les notices nécrologiques. En Angleterre, la mort soudaine du sculpteur le 29 décembre 1867 suscite de longs articles, et les colonnes que lui consacre le Times sont particulièrement élogieuses. En France, en revanche, les quelques lignes mentionnant son décès passent presque inaperçues. Seul Paul Mantz, dans L’Illustration, s’étonne qu’on puisse « oublier si vite un artiste dont on a tant parlé jadis, et qui, célèbre en Italie, en France, en Angleterre, avait su organiser à son bénéfice la multiplicité des patries » [89].C’est au chapitre qu’il consacre à la sculpture anglaise que Louis Viardot, soulignant, comme le Times [90] et L’Illustration la triple identité du sculpteur, célèbre lui aussi la mémoire de Marochetti dans un ouvrage paru peu après la mort de ce dernier : « C’est un artiste italien, élevé en France, M. Marochetti, qui tenait à Londres, dans la statuaire, le haut rang que ne lui disputait aucun rival. La mort vient de l’enlever à son pays d’adoption. » [91]Marochetti lorsque la « National Gallery Site Commission » l’interroge, insiste surl’importance de l’art : « L’architecture, la peinture et la sculpture sont l’ossature d’une époque, (…) elles ajoutent beaucoup à l’importance d’un pays, à sa réputation et son influence. » [92]Trois des sculptures qu’il a laissées, et que l’on peut considérer comme ses chefs d’œuvres, demeurent emblématiques des lieux où elles se trouvent et des pays auxquels son nom est associé : l’Emmanuel-Philibert à Turin, le maître-autel de l’église de la Madeleine à Paris et le Richard Cœur de Lion à Londres. Mais qui, hormis quelques historiens de l’art, sait aujourd’hui que ce sont les œuvres d’un même sculpteur ?