Eric Tabarly, la force tranquille

C e 12 juin 1998, Pen-Duick quitte le port de pêche de Newlyn, au bout du bout de la Cornouaille. Pour Eric Tabarly et ses coéquipiers, la journée s'annonce agréable, le vent du sud va favoriser la montée vers l'Ecosse où doivent se retrouver nombre de voiliers construits par trois générations d'architectes-constructeurs, les Fife. Dans la soirée le vent forcit, la mer est agitée. Vers 23 h 30, Tabarly décide de réduire encore un peu plus la voilure. Une opération délicate sur ce vieux gréement, les mètres carrés à brasser sont importants et pendant l'opération, la voile, lourde, oscille d'un bord à l'autre. Il a suffi d'un coup de gîte, Eric Tabarly disparaît en mer, il allait avoir 67 ans.

Ce marin, aussi populaire que l'Abbé Pierre ou que le commandant Cousteau, demeure, les années passant, une sorte de modèle. Dix ans après sa mort, paraissent chez les libraires nombre d'ouvrages, au même moment qu'était inaugurée, à Lorient, la Cité de la voile Eric-Tabarly.

L'album de photographies composé par Jacqueline Tabarly, sa veuve, et Daniel Gilles est d'abord une très belle mise en scène du marin, de ses bateaux, ses courses et de ses dernières années plus assagies sur les bords de l'Odet. Grâce à un travail iconographique conséquent - plus de 350 photos sont présentées - et à une mise en page soignée, on baigne dans la nostalgie.

Le bleu du ciel, le vert de la mer et la "force tranquille" du marin se conjuguent pour nous offrir un "monument" paisible, puissant et rassurant. Des textes, la plupart déjà publiés, d'écrivains tels Jean-François Deniau, Paul Guimard, et Bertrand Poirot-Delpech, d'un amiral et de quelques marins célèbres rehaussent le tout. Textes de circonstance, petits exercices de style qui pourtant n'apportent guère plus que les images de Tabarly en compagnie de Brigitte Bardot, d'Alain Delon ou de Patrick Poivre d'Arvor. Après l'épouse, la fille. Marie Tabarly, avec l'aide de Patrick Mahé, nous offre à son tour un album de photos souvenirs. Le père est toujours aussi photogénique et musculeux que l'époux dans l'album précédent, mais cette fois à côté des voiliers il y a les chevaux, la passion de la fille du marin.

Deux ouvrages qui n'en finissent pas de tricoter la légende d'un marin d'exception, mais dont la complexité se révèle surtout à la lecture du travail biographique de Benoît Heimermann, qui vient d'être réédité. La peinture sobre et réfléchie d'un adolescent peu porté à l'étude mais déterminé. Il se rêvait amiral ou bûcheron, il devint héros national, promu chevalier de la Légion d'honneur par le général de Gaulle, officier par Giscard d'Estaing et commandeur, à titre posthume, par Jacques Chirac.

Eric Tabarly, la force tranquille

L'HOMME APPARAÎT

Le grand public le découvre en 1964 lorsqu'il gagne la course en solitaire transatlantique Plymouth-Newport. Il efface d'un coup la déroute française aux Jeux olympiques de 1960 et l'absence de l'équipe de France de football à la Coupe du monde de 1962. C'est un gagneur et son goût pour la compétition s'épanouit à une époque qui voit la disparition de ce que l'auteur appelle le "nautisme à particules", pantalon clair et blazer.

Le monde de la voile se transforme, des associations telles le Centre nautique des Glénans issu de la Résistance forment des milliers de "voileux", les nouveaux matériaux font leur apparition, de nouvelles techniques sont mises en oeuvre. Benoît Heimermann nous fait, dans ce contexte général, le récit d'un cheminement d'un homme à la fois "simple mais inaccessible ; modeste mais dominateur", "insensible à la peur, inaccessible au doute". L'auteur avance ainsi pas à pas, admiratif mais jamais idolâtre. Il décrypte les grands événements qui ont marqué la vie d'Eric Tabarly, tente de comprendre le personnage, met en valeur sa richesse, ses visions sans pour autant omettre ses petitesses. Ainsi l'homme apparaît et l'idole disparaît.

Le romancier Yann Queffélec a aussi tenté d'apporter sa contribution à la béatification du "baroudeur adulé". Un texte court où le grandiloquent se mêle au sensible, où la délicatesse et la vivacité de la plume surgissent surtout lorsqu'il oublie Tabarly pour revenir à ses propres souvenirs d'enfance et d'adolescence : les périssoires, l'apprentissage de la godille, l'oncle Jo et ses aventures annamites, le chantier des frères Mirbelle, la grand-mère-vigie, sans parler de tous ces bateaux mystérieux qui favorisent tellement l'imaginaire du lecteur : le Petit-Charlot, le Niniobbo, Dieu-Protège, Aviateur-Mermoz...

Dommage que le romancier ait eu besoin de Tabarly pour nous proposer ces pages nostalgiques. Certes, écrit-il, ce marin "est le seul auquel je veux ressembler", mais cela justifie-t-il une composition aussi bancale ?


A ERIC de Jacqueline Tabarly et Daniel Gilles. Ed. du Chêne, 232 p., 25 €.

ERIC TABARLY, MON PÈRE de Marie Tabarly avec Patrick Mahé. Ed. Michel Lafon, 160 p., 29,95 €.

TABARLY de Benoît Heimermann. Le Livre de poche, 540 p., 6,95 €.

TABARLY de Yann Queffélec. L'Archipel-Fayard, 240 p., 18,50 €.

A noter les rééditions des entretiens, en 1976, d'Eric Tabarly avec le journaliste Gilles Pernet, éd. Le Télégramme, 156 p., 18 €.

Yves-Marc Ajchenbaum

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