L'influence marketing face au défi de la mesure de la performance

Pour rassurer les annonceurs quant à l'efficacité de leurs dispositifs, agences spécialisées, plateformes sociales et influenceurs doivent harmoniser leurs indicateurs de performance.

Quand l'association qui structure le secteur de la publicité en France, l'IAB, décide de vous consacrer une task force, c'est généralement que vous commencez à prendre de la place… L'influence marketing n'échappe pas à la règle. Cette industrie, qui représentait 6,5 milliards de dollars d'investissements dans le monde en 2019 (soit quatre fois plus qu'il y a trois ans selon Influencer Marketing Hub), est en plein boom. Un boom dont il n'est toutefois pas toujours évident de prendre la mesure. C'est là tout l'enjeu du groupe de travail nouvellement créé, qui réunit agences et plateformes spécialisées : aboutir à "l'uniformisation des outils de mesure d'efficacité de l'influence marketing." En d'autre termes, créer des normes communes à toute l'industrie, comme a pu le faire il y a quelques années le grand frère display.

Pas une mince affaire quand on voit à quel point les plateformes qui abritent les campagnes d'influence ont leurs spécificités. Exemple avec un indicateur clé en matière de vidéo, la visibilité. Chez TikTok, on considère qu'une vidéo est vue à peine lancée alors que chez Facebook et Youtube, il faut qu'elle ait atteint une durée de visionnage minimale qui n'est pas la même (respectivement 3 et 30 secondes). Difficile, dans ces conditions, de comparer les performances des uns et des autres. Pour certains, comme Twitch, c'est encore plus compliqué. "Comment mettre en perspective les 3 000 personnes qu'un stream a réunies sur Twitch avec le million de vues réalisées sur la durée par une vidéo Youtube ?", interroge Marine Montironi, head of influence chez We Are Social. Le premier nombre parait peu élevé en comparaison du second. "C'est pourtant une super performance car on est sur du temps réel."

Les agences qui se mettent à l'influence y voient d'autant moins clairs que les solutions qu'elles utilisent semblent, elles aussi, décidées à leur compliquer la vie. "Les deux outils que nous utilisons en parallèle, Influence 4 You et Kolsquare, ne nous remontent jamais le même taux d'engagement pour un même influenceur", constate Marine Montironi. Même s'ils sont proches, c'est forcément perturbant. Histoire de rajouter un peu de complexité à tout ça, les marques doivent, en plus, composer avec des influenceurs qui n'ont pas tous le même niveau de professionnalisation… et bien évidemment pas les mêmes critères, lorsqu'il s'agit de communiquer aux marques des indicateurs clés. "Certains assimilent encore leur reach au nombre d'abonnés qu'ils ont alors qu'on sait bien, aujourd'hui, qu'un petit pourcentage de cette communauté voit réellement leurs posts, la faute aux algorithmes des plateformes", illustre le fondateur de Reech, Guillaume Doki-Thonon. Et c'est d'autant plus difficile de s'y retrouver que "l'accès aux performance de la plupart d'entre eux, qui n'ont pas de compte business sur Facebook et Instagram, est plus que limité", à en croire le fondateur de Traackr, Pierre-Loïc Assayag.

Sur les stories Instagram, un format de plus en plus en vogue, obtenir des informations tient parfois du parcours du combattant car aucun KPI n'est public. "On doit passer par l'influenceur pour accéder aux statistiques les plus basiques", regrette Marine Montironi. Les annonceurs qui font des campagnes d'acquisition n'ont pas ce problème. Ils peuvent se contenter de suivre les conversions générées par l'influenceur grâce à un lien de tracking intégré. Mais les autres, qui utilisent le format pour faire de l'awareness, n'ont généralement pas d'autre option que de demander aux influenceurs qu'ils leur envoient des captures d'écrans de leurs stories. Cela leur permet d'accéder à des statistiques comme le nombre de vues mais cela relève du bricolage. Marine Granger, consultante outreach et influence chez Dentsu Aegis, se souvient d'un vide dressing réalisé il y a un an pour le compte d'un client. Son agence avait dû compiler toutes les captures d'écrans envoyées par les influenceuses qui avaient participé à l'événement. "On avait mis tout ça dans un fichier excel dont on avait extrait les données les plus pertinentes pour établir le bilan de campagne." Une modus operandi sacrément fastidieux… et même pas forcément efficace. "Même si 80% de l'engagement généré par un post se réalise les deux ou trois premiers jours, on a tout de même affaire à des statistiques qui évoluent en temps réel", rappelle le fondateur de Kolsquare, Quentin Bordage. La capture d'écran d'un jour n'est donc plus une fidèle représentation de la situation une semaine plus tard. Certes, des outils comme Kolsquare ou Traackr permettent enfin aux marques d'agréger de manière automatisée tout l'engagement généré par un post ou une story. Mais elles sont encore une majorité à faire tout ça à la main. Il faut dire que ces outils ont un coût. Compter 15 à 100 000 euros par an pour une solution comme Kolsquare qui propose toute une batterie de services liés à la gestion des campagnes.

Le chantier est colossal, mais l'urgence est réelle. "Le marché de l'influence marketing n'atteindra son plein potentiel qu'à condition de montrer son efficacité à tout le monde", plaide Quentin Bordage. Il est, à ce titre, une population qu'il est crucial de convaincre : le top management. Des dirigeants qui sont rarement familiers des codes du secteur mais ont besoin de voir si le ROI est au rendez-vous. Ne serait-ce que pour faire des arbitrages qui sont devenus de plus en plus nombreux en cette période de coronavirus. "De plus en plus de tableaux de bord réunissent Google Adwords, le display, l'influence marketing et un ROI pour chaque ligne", commente Quentin Bordage. Charge aux spécialistes de l'influence marketing de faire, dans ce cadre-là, preuve de pédagogie. "Dire qu'on a touché X millions de personnes avec une campagne, ce n'est pas assez concret, estime Mélissa Lévine, VP social media et influence au sein du groupe Accor Hôtels. Expliquer qu'on a réussi à générer un taux d'engagement moyen de X%, supérieur à la moyenne du marché, ça l'est déjà plus."

L'earned media value

L'influence marketing face au défi de la mesure de la performance

La spécialiste influence du groupe Accor fait un parallèle avec le monde des relations presse dont elle est issue. "On était réduit à utiliser des indicateurs un peu old school, comme l'équivalence publicitaire, pour démontrer au big boss que l'agence RP qu'il payait était efficace." La méthode a ses limites - une page de publicité n'a évidemment pas le même impact que l'article d'un journaliste qui engage sa crédibilité pour parler d'un produit - mais elle a le mérite de produire une métrique compréhensible de tous. C'est d'ailleurs l'argument qui prévaut pour le nouvel indicateur à la mode dans le secteur de l'influence marketing, l'EMV, pour earned media value. Ce dernier consiste à prendre en compte toutes les interactions générées par la campagne (like, partages, commentaires…) et à leur attribuer une valeur financière qui varie selon les environnements. La formule a le mérite de pondérer les différents indicateurs d'interactions, chose que le taux d'engagement, qui met sur un même pied d'égalité les like d'où qu'ils viennent avec les commentaires d'où qu'ils viennent, ne fait pas. "Un like sur un blog aura plus de valeur que sur Instagram car on considère qu'il est plus engageant. Même logique pour le partage, qui a plus de valeur qu'un like, car il étend la portée du message", illustre Guillaume Doki-Thonon.

Au final, l'annonceur obtient un montant en euros qui, dès lors qu'il est supérieur aux sommes investies dans le dispositif d'influence marketing, lui permet d'être assuré qu'il en a pour son argent. "Les dirigeants d'entreprises regardent le GRP en pub, il n'y a pas de raison qu'ils ne regardent pas cet earned media value", estime Quentin Bordage. Il faut, en revanche, qu'ils aient confiance dans cet indicateur. "Pas qu'ils pensent avoir à faire à un énième bullshit marketing", reconnait le fondateur de Kolsquare. Pas évident alors que cet indicateur assez récent pâtit, lui aussi, du manque d'harmonisation dans les méthodes de calcul. "C'est un indicateur que chaque acteur du marché semble mesurer avec sa propre formule", constate Pierre-Loïc Assayag. Une opacité qui suffit à générer de la défiance auprès de certains. "Les marques qui crient assez forts obtiennent parfois des solutions qu'elles rabaissent certains ratios lorsqu'ils leur paraissent élevés", illustre Pierre-Loïc Assayag. "C'est bien pratique pour justifier l'existence d'un dispositif mais ça a ses limites", pointe de son côté Marine Granger. Si son outil de prédilection, Kolsquare, lui fournit systématiquement cet indicateur, il le calcule toujours de la même manière, quel que soit le secteur. "Le problème, c'est qu'un like dans une thématique lifestyle n'a pas la même valeur qu'un like dans un sujet tellement niche que les gens qui s'y intéressent sont plus rares", illustre Marine Granger.

C'est là toute la limite de l'exercice. On ne peut pas mesurer l'engagement sans le mettre en perspective avec la valeur du contenu auquel il est associé, estime Guillaume Pommier, directeur délégué au développement de Social & Stories, l'agence sociale du groupe Figaro. "C'est quoi la valeur du like quand on fait un jeu concours ? Ou quand on poste une bonne blague qui n'a pas grand-chose à voir avec votre marque ?", interroge notre expert. Autant de questions que les outils spécialisés dans la mesure du taux d'engagement ne se posent pas. Peut-être parce que les réseaux sociaux sont loin d'offrir, à ce jour, une palette diversifiée de réactions aux posts ? Seul Youtube permet les pouces vers le bas. Facebook, qui l'a un temps envisagé, permet, lui, 7 types de réactions différentes alors qu'Instagram se contente du like… et c'est tout. "Le but ce n'est pas d'être vu mais de générer de l'intérêt", rappelle Guillaume Pommier. Mais mesurer la résonnance d'un message, ça a un coût. Surtout, ça implique de faire appel à l'humain, "pour trouver l'épicentre de ce message, voir comment il s'est diffusé et quelles réactions il a générées."

Interactions et intérêt

Guillaume Pommier donne l'exemple d'une campagne lancée par une marque de prêt à porter, en partenariat avec un célèbre mannequin. "Les posts de la marque comme ceux de l'égérie avaient généré énormément de like et de vues. Quantitativement, c'était donc un vrai succès." En creusant, l'agence a toutefois mis à jour un bilan beaucoup plus mitigé. "La campagne n'avait pas permis de créer de pont entre la communauté de la marque et celle du mannequin qui n'échangeaient absolument pas", regrette Guillaume Pommier. Les deux univers étaient restés silotés alors que l'essence même d'un dispositif d'influence marketing est de permettre à une marque de se rapprocher d'une nouvelle communauté par l'entremise d'un prescripteur : l'influenceur.

"S'appuyer uniquement sur le nombre d'interactions générées par une campagne, ce n'est effectivement pas suffisant pour nos clients", confirme Marine Granger. Son agence a recours à un outil baptisé Talkwalker, qui lui permet d'écouter les réseaux sociaux et savoir, à l'instant T, qui parle du client, de quelle manière, grâce à quel influenceur. Une analyse des sentiments que les plus fortunés peuvent compléter avec des études post-tests comme en voit souvent dans l'achat média classique. "On peut mettre en place des baromètres de suivi du taux de notoriété, de préférence à la marque et de top of mind, si toutefois la marque en a les moyens", détaille Raphaël Chatte, directeur du pôle innovation de Publicis Media. Quand il est possible (certaines plateformes comme Facebook et Instagram ne le permettent pas), ce travail de social intelligence, couplé à de la data analyse, a un coût que les annonceurs ne sont pas toujours prêts à mettre. "Pour beaucoup d'entre eux, l'investissement n'est pas rentable donc on ne mesure pas et on se contente de KPI accessibles", regrette Raphaël Chatte. Mélissa Lévine en convient volontiers. "Je ne suis pas forcément très fan d'un indicateur un peu simpliste comme l'EMV mais si cela permet de sécuriser un budget, je jouerai le jeu."

"La question qu'il va falloir se poser, c'est comment on veut positionner l'influence. Est-ce que c'est un média branding ou ROIste ?", déclare de son côté Guillaume Doki-Thonon. Sans doute un peu des deux... selon les campagnes. D'où l'importance de trouver des KPI qui permettent de balayer tout le spectre du tunnel de conversion, depuis l'awareness jusqu'à la conversion (là où un simple lien de tracking permet de faire le job). "C'est indispensable pour aider toutes ces marques qui n'arrivent pas à sortir du stade de l'expérimentation, parce qu'elles n'arrivent pas à mesurer l'impact de leurs actions, à franchir un cap", abonde Pierre-Loïc Assayag. Quentin Bordage reste optimiste. "II y a cinq ans, on se contentait du nombre de followers, puis on est passé au taux d'engagement et aujourd'hui on réalise qu'un like n'a pas la même valeur qu'un commentaire… On avance lentement mais sûrement", conclut ce pionnier de l'influence marketing.

Cet article a également été publié dans Adtech News, supplément papier du magazine CB News, dédié à l'adtech et au martech. Dans l'édition d'octobre un dossier sur le sujet de la mesure de la performance dans l'influence marketing, une interview du patron du digital de Mercedes Paris-Bordeaux, un tuto sur le tagging server-side, un focus sur la start-up VideoRunRun, le baromètre du programmatique...