La montagne au blanc d'essai

Qu'est-ce que la montagne en hiver ? Du Jura au Dévoluy, en passant par la Haute-Savoie et la Tarentaise, Libération a visité cinq stations représentatives de la grande diversité des reliefs, de leurs habitants et spécificités touristiques. Itinérance.

Les Fourgs : monts-d’or et domaine nordique

Passé Pontarlier, on grimpe vers le Haut-Jura, à travers champs et forêts bientôt couverts d’une couche de neige tombée la veille et déjà en train de fondre : ce début janvier affiche des températures exceptionnellement douces. Au détour d’un lacet, une harde de chamois peu farouches broute… Voici bientôt Les Fourgs, un calme village-rue : de part et d’autre de la route qui mène en Suisse, axe historique, s’étirent deux rangées de maisons massives. Dans l’une d’elle, la fruitière. Une jeune femme y vend les monts-d’or produits ici tout l’hiver - 3 500 pièces par jour - avec le lait d’une quinzaine d’exploitations. Ce fromage onctueux, cerclé de bois d’épicéa, part garnir les étals d’une grande chaîne de supermarchés. L’été, avec le même lait, on fabrique du comté. A l’office du tourisme, on insiste : Les Fourgs, «Toit du Haut-Doubs», est bien une station de ski, mais pas seulement. 1 500 lits touristiques, pour une clientèle familiale : neige ou pas, les gens d’ici savent occuper leurs visiteurs : patrimoine, gastronomie, randonnée, VTT…

Plus loin sur la route, au hameau des Rangs, voici quatre tire-fesses, longs de quelques centaines de mètres. Sur ces pâturages, des générations d'enfants ont appris à skier. Cyril, âgé de 37 ans, fut l'un d'eux, et c'est ce qui l'a poussé à reprendre cet hiver la station avec deux associés. Elle n'a pas encore tourné cette année, et la première chute de janvier n'est pas suffisante pour ouvrir, mais Cyril n'est pas inquiet : «L'an dernier, on a eu 3,5 mètres de neige cumulés. Le grand froid va bientôt venir ! Ça nous démange d'accueillir les clients, de voir comment on s'en sort. On n'est pas "bling-bling", l'essentiel est que les gens puissent s'amuser.»

Il aimerait augmenter sa production de neige de culture car seules deux des dix pistes sont équipées de canons. Délicat : sur ce massif karstique, sans sources, l'eau est une denrée rare et précieuse. Cyril ne pouvait se résoudre à laisser la station, montée par son oncle Roland de ses propres mains, sans repreneur : «Sans les téléskis, Les Fourgs, c'est un village dortoir !» estime-t-il.

Pas si sûr : la force des Fourgs réside, outre son cadre naturel, dans son domaine nordique relié aux sites voisins et géré par le conseil départemental : espace couvert par 200 km de pistes. Elles ne sont pas tracées encore, il faudra une couche plus conséquente, alors on s’embarque à pied dans la neige à travers champs. Les Fourgs disparaissent, on est au milieu des monts jurassiens, en pleine nature, dans un calme olympien. Passé le crêt du Vourbey, à 1 246 mètres, on redescend vers une auberge perdue pour y déguster une tartine au morbier et à la saucisse de Morteau avant de repartir à travers une forêt aux épicéas monumentaux. Bientôt, les fondeurs prendront leurs quartiers ici, glissant sans bruit d’un hameau à l’autre.

Megève : galeries et fourrures

On descend du Jura par une route abrupte jusqu'au plateau suisse et Lausanne. Via les rives du Léman puis Genève, la vallée haut-savoyarde de l'Arve mène au pied du mont Blanc d'où on grimpe vers Megève. Cette station de prestige, développée dès les années 20 par la famille Rothschild, est nichée sur les hauteurs du val d'Arly. Dans le centre historique, dense et piétonnier, bâtiments anciens rénovés et chalets géants rivalisent d'élégance. Partout, de belles boutiques ; les grandes marques ont pignon sur rue. Une galerie d'art affiche son appartenance à un groupe de prestige : «New York, Champs-Elysées, Cannes-Croisette, Courchevel 1850, Saint-Paul-de-Vence, Megève». Les passants respirent la prospérité : vêtements de ski dernier cri côtoient les fourrures. On croise des hommes fumant le cigare… et une proportion très largement au-dessus de la moyenne de femmes grandes, minces et fières.

Tout près, un hôtel attire l'œil : le «M». Cinq-étoiles refait à neuf en 2013, il présente l'architecture typique du grand luxe hôtelier montagnard d'aujourd'hui : taille réduite, bois et pierre, balcons de mélèze. Dans le lobby, les blocs de granit côtoient de larges fauteuils de cuir et un mobilier de bois brut orné de touches d'art contemporain de métal. L'hôtel dispose de 42 chambres, dont une moitié de suites, d'un espace balnéo creusé dans la roche au sous-sol, d'un bar et d'un restaurant gastronomique ouverts sur la rue. Jusqu'à soixante employés, femmes et valets de chambre, cuisiniers, chauffeurs, concierge, chasseurs, chouchoutent les clients venus de Grande-Bretagne, d'Italie ou de Suisse, mais aussi des pays de l'Est, de Turquie ou des Emirats. Un couple d'Italiens trentenaires et non skieurs se dit ravi de son séjour, trois nuits dans la suite royale pour 7 500 euros. «C'est une ville adorable», sourit Nathalie. «Nous avons profité de notre suite et du spa indispensable : nous travaillons énormément et avions grand besoin de nous relaxer», conclut Ricardo.

La montagne au blanc d'essai

Même hors vacances scolaires et week-ends, Megève bénéficie d'un bon remplissage de ses 40 000 lits touristiques. La plupart de ces touristes de choix skient ; le domaine tracé en forêt est vaste et soigné, les points de vue superbes. Le nec plus ultra, compris dans le forfait-journée : profiter des points photo et vidéo en accès libre sur les pistes, afin de partager sur les réseaux sa journée ainsi que ses relevés de vitesse et de dénivelés. Ce marketing viral, en plein développement, fonctionne très bien, se félicite la responsable commerciale de la station, Carole Lecomte : «Skier à Megève, c'est une marque de fierté pour nos clients.»

Arêches-Beaufort : ski de nuit et vaches tarines

De Megève, on peut rejoindre le massif savoyard du Beaufortain sans redescendre en vallée, via Les Saisies. Le hameau d’Arêches, situé à 1 080 mètres d’altitude au-dessus du bourg de Beaufort, est une station-village : un peu moins de 10 000 lits touristiques. Il reste marqué par son architecture traditionnelle et son ambiance rustique, dans un cadre très alpin. Ici, si le ski de piste est roi, on croit beaucoup au ski de randonnée : la station accueille chaque année l’une des courses de ski alpinisme les plus importantes des Alpes, la Pierra Menta.

Fabien Eymonerie, patron du magasin de sport Montagne, organise, avec des professionnels et l’exploitant du domaine skiable, une initiation nocturne au ski de rando. Ce soir, Jean-Bernard et Anne-Sophie, Lyonnais sportifs, se sont inscrits. Fabien leur loue le matériel, détaille l’usage des fixations articulées et des peaux de phoque collées sous les skis. François Hivert, jeune guide, les accompagne à travers la nuit. La montée skis aux pieds est paisible, l’effort tranquille, propice à la discussion. Quelques flocons de neige virevoltent dans le halo des lampes frontales. Huit heures sonnent au clocher du village, en contrebas.

Le temps de décoller les peaux et de régler chaussures et fixations en position descente, le groupe plonge vers le bas à petite allure. Les Lyonnais sont séduits : «On en redemande !» Pendant les vacances de Noël, très peu enneigées, le ski de rando a représenté 20 % du chiffre d'affaires de Fabien. «J'y crois», renchérit François, qui développe cette pratique en parallèle de son activité hivernale principale, le hors-piste. Le club multisports de la commune, organisateur de la Pierra Menta, a également créé, en collaboration avec la station et une marque de matériel de ski de rando, un parcours balisé : «la Trace». Un forfait spécial permet de le rejoindre en télésiège, puis on remonte sans souci d'orientation ni de sécurité, à l'écart des pistes, jusqu'au sommet de la station.

Avant de quitter Arêches, une visite chez Rémy Gachet s'impose. Il est l'un des soixante éleveurs de la commune. Tous confient leur production de lait à la coopérative de Beaufort, qui fabrique un millier de tonnes par an de ce fin fromage. Rémy, 30 ans, associé en Gaec (Groupement agricole d'exploitation en commun) avec ses parents, élève 60 laitières de race tarine dans une étable neuve et fonctionnelle, construite grâce à la santé florissante du beaufort et aux aides européennes. L'hiver, après la traite du matin, il est moniteur de ski. Le soir, il fait visiter son étable en pédagogue passionné. Les touristes assistent, ravis, à la traite, caressent les vaches, nourrissent les veaux au biberon géant, achètent ses produits… L'été, ces tarines paissent sur les pistes de ski : «Ici, agriculture et tourisme sont indissociables. C'est notre fierté», sourit Rémy.

Val d'Isère : Anglais et métro des neiges

Direction - via Albertville - la vallée savoyarde de la Tarentaise, la plus grande concentration de stations géantes des Alpes, temple de l’or blanc. Au bout de la vallée, Val d'Isère, 33 500 lits. C’est une ville à la montagne, dense et compacte, à 1 800 mètres d’altitude. Dans le centre, où tous les immeubles sont habillés de bois et de pierre, on retrouve les boutiques des grandes marques de sportswear. 65% de la clientèle est étrangère, c’est l’une des stations favorites des Britanniques. Pour les servir, une armée de saisonniers travaille ici.

Côté domaine skiable, Val d'Isère et sa voisine Tignes offrent un domaine immense, jusqu'à très haute altitude, mais l'argument ne suffit plus pour attirer la clientèle. Il faut «proposer l'expérience "ski maximum" pour tous, du ski tranquille en altitude au hors-piste en passant par le freestyle, pour lequel nous avons une grosse demande d'équipement», détaille Justine Mathé, directrice marketing de la station.

Qui dit «expérience», maître mot marketing dans les Alpes, dit forcément «équipement». Version freestyle, c'est le snowpark, secteur de la station réservé aux amateurs de grosses bosses, kicker, half-pipe… Une équipe dédiée de spécialistes, pisteurs, shapers et chauffeurs de dameuses, le bichonne avec passion. Jamais leurs circuits faciles n'ont été autant fréquentés : «On a de plus en plus de monde, ça devient un passage obligatoire. Les trois quarts de touristes ne font que quelques rotations… Le niveau baisse ; heureusement, une centaine de passionnés, souvent des saisonniers, pratiquent réellement le freestyle ici», soulignent Julien et Johny, respectivement shaper et pisteur du site.

L’équipement version animation, c’est la Folie douce, vaste terrasse de bar à ciel ouvert au milieu des pistes. Elle est bondée en journée : sono à fond, animatrice bilingue ultrabranchée, scène centrale, chanteurs et danseurs, DJ au balcon, alcool de rigueur. Version remontées, c’est le Funival, métro des neiges où l’on s’entasse pour remonter sous terre à toute vitesse et jaillir ébloui au sommet de la montagne de Bellevarde, à 2 827 mètres.

L’équipement version après-ski, c’est le centre aqualudique, un «must have» pour une station comme Val d'Isère.

Aménagé sous la raquette d’arrivée de la piste de compétition de ski de Bellevarde, il aligne salle d’escalade, gymnase, squash, saunas, hammams, jacuzzis et, surtout, un vaste bassin balnéoludique, doublé d’une vraie piscine pour nager. A l’étage vitré au-dessus des bassins, dans la salle de fitness, on court à la nuit tombée sur des tapis roulants, casque audio de rigueur, vue portant, au-delà de la façade vitrée du centre, sur l’usine à neige de la station.

Lus-La-Jarjatte : écoliers et traces animales

Fuyons la Tarentaise. Après Albertville, Grenoble et la traversée du superbe Trièves, on s’enfonce, derrière le col de Lus-la-Croix-Haute, dans le vallon sauvage et classé de la Jarjatte. Au fond, à 1 190 mètres, sous le versant drômois du massif du Dévoluy, se niche la petite station de Lus-la-Jarjatte : un domaine nordique, cinq téléskis et six pistes. En aval de la station, encore fermée début janvier pour enneigement insuffisant, se cache sous les pins sylvestres le centre de vacances Couleur nature, de la Fédération des œuvres laïques de la Drôme.

Une classe unique d'un petit village drômois, soit une vingtaine d'enfants de 5 à 10 ans et leur institutrice, y a pris ses quartiers pour dix jours de classe de découverte. Le directeur adjoint de l'établissement labellisé «citoyenneté environnement durable», Cédric Dubief, précise : «Nous ne vendons pas des activités à tout prix. Notre objectif, double, est d'immerger les enfants dans ce milieu naturel en leur faisant découvrir notre vallon et de leur apprendre à vivre ensemble. Il n'y a pas que le ski en montagne… Heureusement, on s'ennuierait !» La classe présente a un double projet, théâtre en langue étrangère et ski.

Ce matin, les petits, en combinaison, se ruent hors du centre et se roulent dans la neige avec délectation, puis courent à travers les pins, direction un grand pré où les attend leur bonhomme de neige. Il a souffert de la douceur ambiante, les enfants l'enlacent : «On va te sauver, t'inquiète pas, Clovis.» Ils s'égayent aux quatre coins du pré, traquent les traces d'animaux dans la neige. Anna, à quatre pattes, tranche : «Celle-là, elle est en forme de cœur, c'est un chevreuil.» Bingo. Blaireau, renard, lièvre, ils sont incollables.

Quentin, l'animateur nature du centre, en profite pour leur distiller des connaissances sur la neige, la météo, le cycle de l'eau, la végétation alpine… Il boit du petit-lait : «En papillonnant, hors consommation de loisirs individuels et de l'incessante course à la nouveauté, ils vont découvrir la nature, développer leur imaginaire, leur curiosité, prendre des initiatives et acquérir des savoirs…»

Les petits, joues rougies par le froid et la course, sont enthousiastes. Comme eux, un millier d'enfants, classes ou colonies, passent chaque hiver par Couleur nature. Pour beaucoup, issus des classes populaires, parfois des banlieues marseillaises, c'est une première découverte de la montagne hivernale : une «expérience» inoubliable, loin des grandes stations.