Ces Libanais qui ne veulent plus qu’une chose : partir
« Nous ne sommes même plus un pays. » Au bout de l’espoir, et profondément inquiet pour son avenir, Karl, enseignant de littérature française, se prépare à partir au Canada. « J’ai 38 ans. Ce sont les années où je suis supposé faire le maximum pour ma carrière, mais je ne peux plus rester ici. Je pense que le pays ne recouvrera pas sa stabilité avant cinq ans au minimum », dit-il. « Nous ne sommes même plus un pays, répète-t-il, mais un ensemble de tribus réunies sur un même territoire et qui rêvent chacune d’un Liban très différent. » Et il enchaîne : « Mieux vaut partir maintenant, tant que je peux encore recommencer à zéro et tout oublier ! » Avant de partir, il lui faut toutefois régler deux ou trois choses : vendre sa voiture et son appartement notamment. Ce qui s’annonce compliqué dans un Liban en proie à une crise sévère de liquidités en devises. « J’ai toujours dit que je devais rester parce que j’étais utile au pays, explique-t-il. Mais quand j’ai réalisé, en janvier dernier, que la révolution partait dans tous les sens, j’ai commencé les formalités pour le Canada. Il me reste seulement quelques papiers à fournir. »
Ils sont de plus en plus nombreux les Libanais, notamment ceux ayant une double nationalité, qui préparent leur départ, définitif, du Liban. Certains sont partis dès l’ouverture de l’aéroport, début juillet. Entourée de ses trois ados et de neuf grosses valises à l’entrée de l’aéroport, Linda a du mal à retenir ses larmes en faisant ses adieux à son père et sa belle-sœur. Elle s’était pourtant promis de rester forte, rien que pour ses enfants. « Je ne veux pas partir », lâche-t-elle, tandis que les larmes finissent par couler. Trop tard. Le départ était pourtant prévu depuis mai. Son mari, bloqué durant l’épidémie de coronavirus à Dubaï, s’est envolé pour le Canada où le couple avait acheté une maison il y a quelques années. Les adieux sont déchirants. Les larmes aux yeux, le père promet de rejoindre la famille « dès que la situation le permettra ».Il est encore trop tôt pour avancer des chiffres sur le volume des départs définitifs. Les agences de voyages interrogées refusent de donner des précisions sur le nombre de billets achetés pour un aller simple. « Ils ne sont pas nombreux », lâche la responsable d’une agence à Beyrouth, avant toutefois de souligner que de nombreux voyageurs préfèrent aujourd’hui acheter leurs billets en ligne. « Beaucoup de personnes appellent pour s’enquérir des prix de billets pour un aller simple et pour un aller-retour », ajoute-t-elle.
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Selon des informations compilées à partir de plusieurs études réalisées entre 2005 et 2017, le Liban a connu quatre grandes vagues d’émigration. Entre 1900 et 1914, c’est 30 % de la population totale qui a émigré. Ce chiffre a grimpé à 36 % durant la guerre civile, avant de retomber à 5 % entre 1990 et 2008, pour remonter à 9 % entre 2008 et 2015. L’économiste et activiste Jad Chaaban, qui a réalisé l’une des études, s’interrogeait récemment sur Twitter sur l’ampleur que risque de prendre l’émigration aujourd’hui. Un message qui a suscité une vague de réponses de Libanais exprimant leur souhait de partir.
Selon la société al-Douwaliya Lil Maaloumat, 61 924 Libanais ont quitté le Liban pour de bon entre la mi-janvier et lami-novembre 2019, contre 41 766 Libanais au cours de la même période de 2018, soit une augmentation de 42 %. La majorité d’entre eux sont des jeunes et des diplômés universitaires. Le Canada est une destination privilégiée pour plusieurs Libanais, dont Ramzi, père de famille depuis moins d’un an. L’année qu’il avait « attendue presque toute sa vie », celle de l’arrivée de sa petite fille, s’est finalement avérée des plus difficiles. Au mois de novembre, le jeune homme diplômé en sciences de l’informatique a vu son salaire réduit de moitié, alors que les prix des couches, du lait et des vêtements pour sa petite Julie ont flambé. Depuis, Ramzi ne voit plus qu’une issue : s’en aller. Il passe la plupart de son temps au bureau à postuler à des offres d’emplois sur un site relatif à l’immigration au Canada. « J’ai déjà postulé à l’Entrée express (site d’offres d’emploi canadien). Trouver du travail facilitera l’acceptation de mon dossier », explique-t-il. « J’ai toujours vécu au Liban, mais tout a changé depuis que je suis devenu papa. J’ai une responsabilité envers ma famille », ajoute le jeune homme, qui arrive à peine à joindre les deux bouts. « Les courses au supermarché sont devenues pour ma femme et moi une source d’anxiété », dit-il.
Les plus jeunes ne sont pas les seuls à vouloir quitter un Liban en proie à un effondrement économique. Ramona et Georges ont toujours vécu au Liban, même durant la guerre civile au cours de laquelle Georges a participé aux combats. Aujourd’hui, ils se résignent pour la première fois à partir, pour rejoindre des proches en Californie. Ayant obtenu leurs visas quelques jours avant la crise du coronavirus, ils se sont vus contraints de vider leurs valises pleines à craquer quand l’aéroport a été fermé. L’ouverture de l’AIB, le 1er juillet, signifie pour eux qu’ils peuvent enfin partir vers « de meilleures opportunités », comme l’explique leur fille, Marilou. « Les circonstances dramatiques actuelles nous confortent dans notre décision et mettent fin à toute hésitation, explique la traductrice de 25 ans. Avec la crise du dollar, nous réalisons que nous sommes dans une impasse. Nos salaires ont perdu leur valeur, nous ne pouvons plus nous permettre le même mode de vie. » « Malheureusement, dit-elle encore, nous voyagerons bientôt… Mais notre argent, lui, restera bloqué dans les banques au Liban. » Depuis des mois, les Libanais sont soumis à des restrictions bancaires drastiques qui les empêchent d’accéder librement à leurs économies, surtout quand elles sont en dollars.
« Ce pays ne nous rend pas notre amour »
D’autres n’ont pas encore eu la chance d’obtenir un visa. Comme Dalia, qui a participé activement depuis le 17 octobre à toutes les manifestations contre la classe politique libanaise. Cette jeune militante, qui a fait de la lutte pour les droits de l’homme son métier, ne supporte plus sa vie « humiliante » au Liban. « Je suis triste de le dire, mais oui je cherche un moyen de m’en aller, confie la jeune femme. Je n’ai jamais vraiment vécu à l’étranger mais j’ai beaucoup voyagé. Moi qui pensais ne jamais quitter mon pays, cela fait un certain temps désormais que j’y pense. Surtout quand on voit la différence entre notre mode de vie et celui d’autres pays où l’être humain a de la valeur. Au Liban aujourd’hui, on ne peut plus rien planifier, même pas une sortie. »
Sans emploi depuis octobre, Dalia déplore cependant que la plupart des opportunités de travail à l’étranger soient réservées aux locaux, une conséquence de la pandémie. « Toute l’aide du monde ne peut sauver le Liban et je ne suis plus prête à faire des sacrifices ; nous sommes en mode de survie. Ce pays est pillé, une mafia nous gouverne et la situation économique est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase », ajoute-t-elle.
Le Liban continue de s’enfoncer dans sa pire crise économique et financière depuis 1990. La débâcle économique, accompagnée d’une dépréciation vertigineuse de la livre libanaise, a plongé au moins 45 % de la population au Liban sous le seuil de pauvreté, tandis que plus de 35 % de la population active est au chômage, selon les chiffres de la Banque mondiale.
Les artistes mettent la clef sous la porte
À Mar Mikhaël, Matteo, artiste et contre-ténor qui a récemment pris part au concours télévisé The Voice en France, fait lui aussi ses valises pour un départ imminent. Grec d’origine, il a décidé de s’installer en Grèce avec ses parents. « Nous allons probablement ouvrir un restaurant, dit-il. On prendra avec nous quelque chose de notre héritage… culinaire ! C’est fini, ma place n’est plus ici. Je leur laisse le pays à ces vauriens. J’étais rentré au bercail car le Liban avait besoin de moi, mais ce pays m’a trahi. Mon âme d’artiste ne tient plus le coup. »
S’il gardait une lueur d’espoir avec la révolution d’octobre, Matteo déplore que tout se soit détérioré « de façon cataclysmique ». « Je laisserai ma patrie et mon cœur ici, promet-il, mais je ne suis plus assez fort pour être constamment déçu chaque jour. »
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Pour Wassim Geagea, jeune réalisateur récemment primé pour son court-métrage Omé, le départ est, là aussi, « la seule solution possible ». Chaque jour supplémentaire au Liban l’effraie, car il a « peur de ne pas pouvoir réaliser (ses) rêves ». « Le temps passe, la vie aussi, je ne veux pas perdre ma vie à attendre », dit-il. « Quand je vois que mes parents ont pris, dans le temps, la décision de rester au Liban et que j’évalue le résultat, poursuit Wassim, je me dis qu’il faut que j’apprenne de leurs erreurs. Nous sommes même arrivés à un point où penser au mariage est devenu un rêve, une utopie. Quel avenir offrir à des enfants dans ce pays ? »
Le jeune homme ajoute tout de même que le Liban, « qui renferme énormément de douleur », lui a beaucoup appris. « Où que j’aille dans le monde, je sais que je pourrai vivre et m’adapter. Le Liban, lui, va rester dans mon cœur. Je continuerai à raconter ses histoires, à parler de tout ce qu’il y a de beau en lui dans mes films. Mais je suis fatigué de devoir, chaque jour, mener un nouveau combat », dit-il. « D’ici à septembre, je serai ailleurs », poursuit-il résigné, avant d’ajouter, avec un soupçon d’hésitation : « Mais pas trop loin quand même... Ce n’est pas un voyage sans retour. »
Those Lebanese Who Only Want One Thing: To leave