« On vide l’océan à la petite cuillère » : au commissariat de Lens, le blues des bleus

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Joseph, 39 ans dans quelques jours, se dandine au milieu des palettes, dans la réserve d’une grande surface discount de Liévin (Pas-de-Calais). « Alors, répète le policier en tenue qui se tient face à lui, tu peux me dire ce qui t’est passé par la tête ? » Joseph transpire. « Je suis un crétin, chef. En plus, j’ai du sursis. Je vais aller en prison ? » Piercings, veste de jogging noir et vert, jean déboutonné « parce qu’il ferme plus », Joseph a fait son apparition dix minutes auparavant sur le parking du supermarché où Nico et son coéquipier, Sébastien (ils souhaitent garder l’anonymat, comme toutes les personnes mentionnées par leur seul prénom), intervenaient pour une autre histoire.

100 « Fragments de France »

A six mois de l’élection présidentielle, Le Monde brosse un portrait inédit du pays. 100 journalistes et 100 photographes ont sillonné le terrain en septembre pour dépeindre la France d’aujourd’hui. Un tableau nuancé, tendre parfois, dur souvent, loin des préjugés toujours. Ces 100 reportages sont à retrouver dans un grand format numérique.

Joseph s’est arrêté un instant, a discuté avec les policiers, presque à leur taper sur l’épaule, menus propos, sourires. Qu’espérait-il ? Moins de cinq minutes plus tard, la caissière a abordé les policiers : « ’Pouvez venir ? » Joseph avait bien payé ses trois canettes de bière mais pas le flacon de parfum ni le pot de gel fixation ultraforte « oubliés » dans une poche de son haut de survêtement. « Du gel, fait placidement observer Nico, t’as même pas de cheveux… » Le magasin portera plainte, la responsable y tient, car « dimanche, déjà, c’était du beurre de cacahouète ». Préjudice total des deux larcins : 7,84 euros, que Joseph s’engage à rembourser « mercredi, chef, quand je touche le RSA ». Moue indignée de la caissière : « Il nous a dit la même chose dimanche et il est pas venu. »

« On vide l’océan à la petite cuillère » : au commissariat de Lens, le blues des bleus

Tous les jours, Nico et Sébastien sillonnent les routes de la « circonscription de sécurité publique de Lens », 630 policiers répartis entre un commissariat central et quatre hôtels de police à Liévin, Avion, Hénin-Beaumont, Carvin, pour veiller sur la sécurité des 330 000 habitants et 38 communes du territoire. Le taux de chômage y dépasse volontiers les 20 %, atteint presque 30 % à Lens.

La statistique policière a ses propres indicateurs : chaque année, 20 000 plaintes, 13 000 mains courantes et 40 % des faits de délinquance du département du Pas-de-Calais y sont enregistrés, pour 60 policiers blessés et 36 000 interventions de police secours, soit près de 100 par jour. « Ça semble ne jamais s’arrêter, observe le major Sébastien, 49 ans, dont trente ans de police, la plupart du temps sur fond d’alcool. »

Cet après-midi-là, outre le vol du supermarché de Liévin, Nico et Sébastien sont déjà intervenus à propos d’un problème de voisinage entre une sexagénaire et son voisin, dont le seul tort semble consister à posséder un chien paisible. Avant ce soir, ils auront encore réglé de menus différends, peut-être débusqué un nouveau squat des environs de la rue Notre-Dame-de-Lorette, où des mineurs afghans et syriens venus de Calais survivent en proposant leurs services aux trafiquants de drogue du cru « contre un kebab quotidien ». Les deux flics de rue affirment n’attendre plus grand-chose des politiques et pas davantage de leur hiérarchie, regrettent le temps d’avant, celui de « la vraie police, quand on bossait sans compter les heures mais sans cette obsession des chefs pour les chiffres ». Le blues des bleus : air connu, dans une maison qui traverse une profonde crise.

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