Youtubeurs, podcasteurs : nos relations parasociales avec ces amis qui nous ignorent

Les spécialistes de sciences de la communication et psychologues parlent de "relations parasociales" pour décrire ces liens à sens unique que l'on tisse avec des personnages de fiction ou des célébrités. A l'ère des médias sociaux, le phénomène se renforce. Mais ne change-t-il pas aussi de nature ?

Les relations parasociales seraient-elles plus fortes à l'heure des réseaux sociaux ? Peut-on considérer ces plateformes comme des "tiers-lieux de la sociabilité", à mi-chemin entre le réel et le virtuel ? Du point de vue de l'intimité, les médias parasociaux contemporains permettent une exposition plus courante à des personnages de fiction ou des créateurs de contenus sur Internet, mais également plus d'interactions, sortant le spectateur de sa passivité.

La dissymétrie propre à la relation parasociale tient-elle alors toujours ? Si les réseaux sociaux offrent davantage d'occasion d'élargir nos relations en dehors des liens interpersonnels que nous tissons in real life, ils sont aussi le lieu où il est possible de traverser l'écran et échanger avec la figure médiatisée. Par le biais de commentaires postés sous la vidéo ou dans le chat d'un créateur de contenus sur Internet, de messages adressés sur le compte Twitter ou Instagram d'une célébrité auxquels elle peut potentiellement répondre, l'interaction, alors visible par tous, sort du domaine purement imaginaire. Des sites comme Patreon ou Twitch permettent même de monnayer ces interactions, sous la forme de "dons" adressés directement à la personne médiatisée ; on parle alors de "soutien" et non d'achat. En échange, un artiste offrira un contenu personnalisé, par exemple, ou un streamer citera le nom de son donateur pour le remercier, l'individualisant parmi une foule de pseudonymes.

"Horton et Wohl pensaient que les personnes seules et isolées qui regardaient des talk shows étaient des gens naïfs dupés par des producteurs insensibles, écrit l'historien américain et podcasteur Brendan Mackie, dans un article sur les relations parasociales publié dans le magazine Real life. Dans le même ordre d'idée, les personnes qui critiquent aujourd'hui les médias sociaux accusent les créateurs et les plateformes d'exploiter des fans vulnérables." Or, les spectateurs peuvent aussi porter un regard critique sur le rapport qu'ils entretiennent avec ces espaces parasociaux. "Le terme parasocialité lui-même a pris de l'importance grâce aux communautés de fans, remarque Mackie. Nombre d'entre elles mettent explicitement en garde contre les dangers de la parasocialité".

Contrairement à ce que l'on pourrait penser, soutient Pierre de Bérail, le spectateur ne souhaite pas nécessairement se servir des outils interactifs offerts par les médias sociaux pour briser l'aspect unilatéral de la relation parasociale :

Bien que les médias sociaux renforcent le facteur d'intimité et la possibilité de communiquer avec des figures médiatisées, les relations parasociales qui se nouent sur ces plateformes ne sont pas forcément envisagées comme "une étape vers une relation plus directe", explique le psychologue :

En revanche, le type de média pourrait avoir une influence sur la modalité de la relation parasociale. S'engage-t-on dans une relation parasociale de la même manière quand elle est née dans un roman ou sur YouTube ? Probablement pas. "C'est une hypothèse qui est posée, indique Pierre de Bérail. Seulement, nous avons encore peu de données empiriques sur le sujet". Les spécificités des différents types de réseaux sociaux pourraient également avoir un effet sur la façon dont sont vécues ces relations. Pensons à des médias comme Twitch (une plateforme de streaming vidéo en direct) où le moment d'interaction parasociale se fait dans une temporalité partagée par le spectateur et la personnalité médiatisée : qu'apporte alors le direct à la relation parasociale ?

Les créateurs de contenus en ligne ont en tout cas saisi l'importance de la vitalité des ces liens parasociaux dans leur économie - en témoigne la façon dont les études de marketing se sont emparées de la notion pour développer des guides d'engagement sur les réseaux sociaux. Mais qu'en pensent les nouvelles célébrités de ces médias sociaux ? Comment vit-on le fait d'être l'objet d'une relation parasociale ? Voilà une question encore trop peu traitée dans la littérature scientifique, estime Pierre de Bérail :

Sur les réseaux sociaux, des personnalités médiatisées commencent en effet, elles aussi, à s'exprimer sur le sujet, expliquant comment la relation parasociale peut les atteindre. Car si le personnage de votre série préférée ne saura jamais rien de la déception qu'il a suscité en vous lors de la diffusion du dernier épisode, il n'en est pas de même du podcasteur qui vous aura conseillé un mauvais film et auquel vous aurez laissé un commentaire dépité. Vaut-il mieux être déçu par une personne que vous n'avez jamais rencontrée ou décevoir quelqu'un que vous ne connaissez même pas ? La boucle de la relation parasociale - et tous ses paradoxes - est presque bouclée !