Comment la nouvelle patronne de Gap entend mettre fin à des années de déclin
Fin mars, alors qu’il était en difficulté depuis longtemps déjà, Gap a dû fermer temporairement l’ensemble de ses boutiques en Amérique du Nord en raison des mesures de confinement liées à la pandémie de Covid-19. Du jour au lendemain, l’entreprise d’habillement a perdu 70 % de son chiffre d’affaires.
Quatre jours plus tard, Sonia Syngal, 50 ans, prenait ses fonctions de directrice générale du groupe.
La pandémie a mis à genoux de nombreuses entreprises dont la situation était déjà fragile, particulièrement dans le commerce de détail. J. Crew Group, Neiman Marcus Group et J.C. Penney se sont placées sous la protection de la loi sur les faillites, et d’autres ont perdu des millions de dollars de chiffre d’affaires et de bénéfices.
La mission de Mme Syngal est d’éviter ce type de descente aux enfers, notamment en réglant les problèmes de la marque Gap qui, selon certains analystes, se trouve dans des difficultés telles qu’elle ne vaut plus rien. Terrée dans sa maison de la baie de San Francisco, Mme Syngal s’est plongée dans son travail au point que ses enfants venaient lui apporter des repas pour être sûrs qu’elle n’oublie pas de manger.
La première initiative de Mme Syngal, comme de bon nombre de ses homologues à la tête d’entreprises américaines de distribution, a été de faire la chasse aux économies, avant de lever 2,25 milliards de dollars d’argent frais. En trois ans, la marque Gap, emblématique des centres commerciaux à l’américaine, aura quitté un grand nombre d’entre eux.
Ensuite, Mme Syngal a décidé de réformer la culture d’entreprise du groupe de San Francisco, qu’elle jugeait ankylosé et réfractaire au risque. A l’heure où les boutiques du groupe étaient fermées, l’évidence lui est apparue : l’entreprise Gap détenait un trésor négligé, la marque Gap.
Alors que des ressources avaient été dédiées aux autres enseignes (Old Navy, Athleta, Banana Republic), Mme Syngal a vu une occasion de recentrer ses efforts sur la marque la plus ancienne du groupe. Le résultat de cette stratégie, qui sera scruté de près, montrera si une entreprise en difficulté dans un secteur fortement touché par la pandémie peut réussir à se redresser à temps.
« J’ai compris que nous devions passer à l’offensive sous peine de nous exposer à des jours très sombres », explique Mme Syngal, qui est devenue la quatrième personne en dix-huit ans à diriger l’entreprise après le départ de son prédécesseur.
Parmi les défis qui l’attendent, il lui faudra trouver comment attirer de nouveau la clientèle de Gap qui, ces dernières années, s’est tournée vers d’autres enseignes telles que H&M, Uniqlo et Everlane.
La marque « n’a pas de positionnement clair », estime Ivan Wicksteed, qui occupait le poste de directeur marketing chez Old Navy jusqu’en 2015 et travaille à présent pour une entreprise de technologies de la santé. « Si vous essayez de vous adresser à tout le monde en même temps, vous finissez par ne plus parler à personne. »
Les ventes nettes du groupe Gap ont chuté de 30 %, à 5,4 milliards de dollars, sur six mois au 1er août dernier, et les pertes ont atteint 994 millions de dollars, contre un bénéfice de 395 millions un an auparavant. Les ventes de la marque Gap à magasins comparables ont augmenté de 12 % – première évolution positive depuis 2017 – mais cette hausse est liée à la fermeture temporaire de boutiques, soulignent des analystes.
Vendredi, l’action Gap valait 21,42 dollars à la clôture des marché, soit près de quatre fois plus qu’en avril, où elle avait atteint un plus-bas en 25 ans à 5,50 dollars ; l’indice sectoriel S&P 500 Apparel Retail Sub Industry affiche pour sa part une progression de 36 % sur la même période.
L’an dernier, la marque Gap représentait un peu plus du quart des 16,4 milliards de dollars de ventes annuelles de l’entreprise.
« Gap est le principal point d’interrogation, observe Mme Syngal. La marque est sous pression depuis longtemps. »
Une marque pas comme les autres
Fondée en 1969, Gap occupe une place particulière dans l’univers de la mode américaine. Ses vêtements abordables, représentatifs d’un style gai et décontracté, sont devenus un tel symbole culturel que Sharon Stone avait porté une chemise Gap lors de la cérémonie des Oscars en 1996. Au fil des années, le groupe a ajouté Old Navy et d’autres enseignes à ses actifs.
Durant la dernière décennie, la marque Gap a navigué d’un style à l’autre. Une année, racontent d’anciens dirigeants, l’idée était d’attirer une clientèle jeune au budget serré en concurrençant les chaînes de mode éphémère. L’année suivante, Gap s’adressait à des clients aisés en proposant des vestes en cuir à 600 dollars.
Kim Hancher, qui réside à San Rafael en Californie, était cliente de Gap lorsqu’elle avait vingt ans. Aujourd’hui âgée de 49 ans, la conseillère de mode explique qu’elle ne fréquente plus les boutique Gap parce que « les coupes sont devenues larges et carrées, et le style n’est plus joli, ni actuel ».
Alors même que ses ventes baissaient, la marque a continué de produire trop de vêtements ces six dernières années, indiquent d’anciens employés dont Trey Bachus, qui était responsable adjoint d’une boutique Gap à Houston jusqu’en 2018. Les magasins recevaient bien plus d’articles qu’ils ne pouvaient en présenter, ajoute-t-il.
Le surplus s’accumulait dans des réserves débordant de vêtements, et il fallait procéder à des rabais très importants pour écouler les stocks.
« On nous livrait 300 t-shirts couleur pêche, et cette couleur ne se vendait pas, raconte M. Bachus, aujourd’hui gérant d’un magasin Aéropostale. Les clients n’ont pas envie de devoir fouiller dans d’énormes piles de vêtements. »
« C’est une leçon à retenir, note Mme Syngal. Mais nous avons nommé à ces postes des responsables qui ont fait leurs preuves. »
Les autres marques du groupe s’en sortent mieux. Athleta, chaîne de vêtements de sport, s’adresse à la clientèle féminine sur le créneau florissant de l’ « athleisure » (sport et loisir). Old Navy a, elle, enregistré une croissance sur neuf des dix dernières années. Paul Lejuez, analyste chez Citigroup, attribue une valeur négative à la marque Gap et à sa cadette Banana Republic.
Selon lui, la marque Gap « se meurt depuis dix ans ».
Au début 2020, l’action Gap Inc. avait perdu plus de la moitié de sa valeur en cinq ans, tandis que l’indice S&P 500 Apparel Retail Sub Industry affichait une hausse de 36,8 %.
A son sommet en 2001, le groupe comptait 1 850 magasins Gap à travers le monde et était présent dans la plupart des centres commerciaux aux Etats-Unis. Au début du confinement en mars, les boutiques Gap étaient au nombre de 1 170. Le groupe détient environ 3 800 points de vente au total dans le monde si l’on inclut Old Navy, Athleta, Banana Republic et les magasins en franchise.
Le mariage de l’art et de la science
Née en Inde, Mme Syngal a grandi à Montréal, où ses tantes lui ont appris à coudre. Elle confectionnait ses propres vêtements ainsi que les robes de soirée de ses amies. « Je crois en l’art et en la science, affirme-t-elle en référence à l’association du processus créatif et des données. Tous deux sont inhérents à l’industrie de la mode. »
Ingénieure de formation, Mme Syngal a été responsable produits chez Ford Motor et a travaillé dix ans chez Sun Microsystems avant de rejoindre Gap Inc. en 2004 en tant que vice-présidente chargée de la stratégie d’approvisionnement. En 2016, elle a repris les rênes d’Old Navy, dont elle a augmenté la fréquentation en Amérique du Nord et au Mexique, et développé les capacités de e-commerce. Avant qu’elle ne la quitte, l’enseigne avait commencé à voir ses ventes diminuer.
Début novembre 2019, le groupe Gap avait annoncé le départ d’Art Peck, qui était à sa tête depuis 2015 et avait établi quelque mois plus tôt un plan prévoyant de séparer le groupe en deux entreprises avec la scission d’Old Navy. A la même date, le groupe avait indiqué qu’il enregistrerait de nouveau de médiocres ventes trimestrielles et avait abaissé ses prévisions de bénéfices pour l’année. M. Peck n’a pas pu être contacté pour apporter un commentaire.
En janvier, le groupe Gap, en quête d’un nouveau patron, a abandonné son projet de scission d’Old Navy. En mars, comme d’autres distributeurs de produits non essentiels, il a dû fermer ses magasins, et a promu Mme Syngal au poste de directrice générale.
Celle-ci déclare avoir pris conscience que, pour assurer le succès de l’entreprise dans l’ère post-Covid, il fallait être « totalement clair » sur ce que chaque marque représentait. Old Navy et Athleta étaient les mieux placées. Old Navy, qui vend des vêtements décontractés et abordables dans des galeries commerciales extérieures, bénéficiait de la fréquentation d’une clientèle soucieuse d’éviter les centres commerciaux fermés, explique Mme Syngal. Parallèlement, le message d’émancipation des femmes et des jeunes filles porté par Athleta faisait mouche, ajoute-t-elle.
Jeudi dernier, le groupe Gap a annoncé des projets de développement des deux marques, estimant que d’ici à 2023, Old Navy et Athleta représenteraient à elles deux près de 70 % des ventes nettes du groupe, contre un peu plus de la moitié aujourd’hui.
Banana Republic était dans une situation plus précaire. Avant la pandémie, c’était une « jolie marque, en bonne santé », rappelle Mme Syngal. Mais l’avènement du télétravail a pesé sur les ventes de vêtements destinées à une clientèle professionnelle. L’équipe de Mme Syngal a décidé de réorienter la marque vers des articles plus informels, comme les pulls en laine polaire et les gilets longs.
La marque Gap était la plus fragile, mais avait également une occasion à saisir car la clientèle préoccupée par la pandémie était en quête de vêtements décontractés, une catégorie dans laquelle Gap avait été pionnière, souligne Mme Syngal. Il a d’abord fallu réduire la voilure en fermant les boutiques les plus en difficulté.
Jeudi, l’entreprise a annoncé qu’elle comptait fermer 350 magasins Gap et Banana Republic en Amérique du Nord d’ici à 2023. A cette date, 80 % de ses points de ventes se situeront en dehors des centres commerciaux fermés. Le groupe va également étudier la situation de ses magasins en Europe.
La marque Gap entend réduire d’un cinquième le nombre des articles en vente, tenter d’attirer une clientèle plus jeune en nouant de nouveaux partenariats et parier sur des styles qui ont le vent en poupe, ont indiqué Mme Syngal et Mark Breitbard, le responsable de la marque.
Tailler dans l’offre tentaculaire de Gap constitue l’un des axes de la stratégie de redressement mise en œuvre par Mme Syngal. M. Breitbard, qui a occupé différentes fonctions dans l’entreprise depuis près de dix ans, s’emploie à réduire le nombre de robes et de styles proposés dans d’autres catégories de la marque. « Nous devons parvenir à une approche plus épurée et faire en sorte qu’il soit plus facile pour les clients de s’y retrouver dans nos boutiques et sur le site internet », explique-t-il. « Je ne peux pas parler pour toutes les branches de l’entreprise, mais nous nous sommes montrés obsédés par la qualité depuis un certain nombre d’années et cela n’est plus au goût du jour. »
La marque parie également sur des styles en vogue, tels que les jeans à taille haute pour la clientèle féminine. Elle abandonne ainsi sa stratégie antérieure, qui consistait à proposer des styles pour tous les types de clientèle. « Si nous nous y prenons bien, nous allons réinventer les classiques », affirme M. Breitbard.
Bennett Heyn, un étudiant de 20 ans à l’Université d’État de l’Ohio, raconte avoir récemment acheté un t-shirt Gap et l’avoir trouvé de si bonne qualité qu’il est retourné en acheter un deuxième. « Ils sont plus épais que la plupart des t-shirts », indique-t-il.
Mme Syngal déclare pousser ses cadres à prendre des risques en nouant des partenariats et en réduisant les délais de commercialisation. La rapidité avec laquelle Gap a lancé une ligne pour adolescents au printemps témoigne de ce sens de l’urgence. Les dirigeants en avaient évoqué l’idée en janvier, et une fois nommée à la tête du groupe, Mme Syngal les a pressés de mener le projet à bien. Les premiers modèles, destinées aux filles, sont sortis en avril et ont rencontré un tel succès qu’une ligne pour garçons a rapidement été créée.
« Nous n’avons pas passé beaucoup de temps à discuter », note Mme Syngal. Le lancement d’une ligne pour adolescents avait été évoqué à maintes reprises par le passé, les dirigeants ayant conscience qu’il manquait une offre entre la collection Gap Kids et les vêtements pour adultes, mais personne n’était passé à l’acte, observe-t-elle.
M. Breitbard et son équipe n’ont pas hésité longtemps non plus avant de conclure un accord en juin avec Yeezy, la marque de mode du musicien Kanye West, en vue de lancer une collection Gap début 2021. Si le partenariat cible la clientèle jeune, il entraîne également la marque dans le monde incertain des célébrités et de la politique.
En septembre, M. West avait laissé entendre sur Twitter qu’il devrait siéger au conseil d’administration de Gap. « La présence des Noirs dans les conseils d’administration compte », avait-il écrit en écho au mouvement Black Lives Matter. Certains clients ont de leur côté appelé à boycotter la marque en raison du soutien apporté par M. West au Président Trump. Adrienne O’Hara, porte-parole du groupe Gap, n’a pas souhaité commenter la question du siège au conseil d’administration, déclarant que « ce partenariat n’[était] pas une affaire politique ». Un porte-parole de M. West n’a pas répondu à une demande de commentaire.
L’action de l’entreprise s’est appréciée de 24 % dans les trois jours qui ont suivi l’annonce de l’accord.
« Nous aurions peut-être trouvé cela plus risqué par le passé, observe Mme Syngal à propos du partenariat avec M. West. Il y aurait eu un million de raisons de dire non. »