Kate Moss, like a rolling star

À 38 ans, elle est toujours la plus grande. Ni les frasques ni la concurrence n’ont eu raison de sa légende. Marc Lambron raconte l’inoxydable icône, enfant du rock, mannequin adulée, égérie et créatrice pour le joaillier Fred. Kate Moss, ou le visage d’une époque.Kate Moss mesure 173 centimètres et pèse 53 kilos. Ses mensurations s’établissent à 84-58-89, ce qui ressemble à un numéro de téléphone. Si l’on mettait sa ligne sur écoute, le décryptage ne manquerait pas d’intérêt. La jeune personne est née le 16 janvier 1974 à Croydon, dans le Surrey. Son père travaillait dans une agence de voyages, sa mère était barmaid. Cet hiver-là, en plein scandale du Watergate, les Khmers rouges bombardaient Phnom Penh, et Soljenitsyne était expulsé d’URSS. L’ex-Beatle John Lennon avait déjà décrété que le rêve était fini. Le chanteur voulait parler des années 60, du paradis entrevu, de la révolution ratée. Il est toujours intéressant de suivre la destinée des enfants nés sous le signe d’un rêve qui meurt.

Kate Moss : sa vie en images
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La chronique rapporte que Kate Moss fut repérée à l’âge de 14 ans par un agent, lors d’un transit à l’aéroport JFK de New York, alors qu’elle revenait avec sa famille de vacances aux Bahamas : les Minotaures guettent toujours les adolescentes à l’entrée du labyrinthe. La petite Moss fera bientôt, topless, la couverture du magazine The Face. Calvin Klein la remarque, elle est lancée. Un romantisme d’époque grunge – on appellera cela la génération X – trouve aussitôt en elle son miroir : nymphette pâle, brindille désinvolte. Les premiers romans de Bret Easton Ellis, les disques de Nirvana accompagnent cette ascension. L’ensemble reflète un esprit d’après la chute du Mur, ténébreux, sexuel et high-tech. Baby Kate dessine le profil de l’anti-Claudia Schiffer, de l’anti-Cindy Crawford. Une scène typique de la génération X, par exemple, ce pouvait être un écran à cristaux liquides dans un appartement de Hongkong. Des Chinois en costume sombre y regardent défiler des filles anorexiques. On distingue sous leur veste la bosse de l’étui à revolver, tandis qu’un CD de Rage Against The Machine tourne sans fin sur le lecteur. À cette époque, Kate Moss pouvait ressembler à Gene Tierney dans The Shanghai Gesture, la scène où l’actrice flamboyante fait mine d’être totalement ivre ou camée. Elle symbolise le nihilisme sombre et fashion des années 90.

Kate Moss, pourtant, n’est pas sombre : tout juste une gavroche sachant retrouver, devant l’objectif, les poses des petites filles que le révérend Lewis Carroll adorait photographier à demi nues. Le photographe Mario Testino le confirmera :« Kate a du goût, du talent, de l’humour, de la gentillesse, de la folie. » Qu’est-il arrivé à Baby Kate ? Et d’où vient-elle ? Probablement d’une scène qui s’est jouée avant sa naissance. D’une époque où, à l’image du Lolita de Stanley Kubrick, le cinéma aimait les femmes-enfants. Elles pouvaient s’appeler Carroll Baker, Jean Seberg ou Tuesday Weld. Vint alors le rock’n’roll héroïque des années 70, Led Zeppelin et les Stones, et des filles qui avaient le visage de Maria Schneider, Tina Aumont ou Mimsy Farmer. Autant de grandes brûlées, de reines de la nuit somptueusement échouées sur les plateaux de Cinecittà. Kate Moss sait tout cela. On devine même que sa génération est totalement hantée par la décennie 1965-1975. Noel Gallagher est-il un nouveau John Lennon ? Jude Law ressemble-t-il à David Hemmings dans Blow-Up ? Stella McCartney est-elle la fille de Paul McCartney ? Dans ce dernier cas, il semble que la réponse soit positive.

God save the little queenie...

Et, s’agissant de Kate Moss : est-elle la nouvelle Twiggy ? La génération du rêve qui meurt s’est donc employée à recréer de la légende. Kate Moss aura été une « party girl » d’époque Gucci, aperçue au bras de plusieurs photographes, un temps proche du rockeur Evan Dando (du groupe The Lemonheads). Et surtout, pendant plusieurs années, la compagne de Johnny Depp, Mr. Cherokee lui-même, le lecteur d’Edgar Poe et de William Burroughs, le gothique ténébreux, le chéri de Tim Burton et de Jim Jarmusch, l’homme en noir et blanc. Ensemble, ces deux-là devaient jouer aux fléchettes sans accrocher de cible au mur.Sexe, drogue et rock’n’roll, il fallait tenter d’être à la hauteur. À une époque, Kate incarne le « waif look » (une silhouette de petite fille efflanquée et abandonnée), gagne 10 000 dollars par jour, fait des séjours de désintoxication à la Priory Clinic. Et signe au moins une phrase mémorable : « J’en ai eu assez de me sentir comme Dracula, je voulais voir la lumière du jour, et pas seulement à six heures du matin. »On longe des abîmes, mais cela devient fatigant. C’est un bal des vampires sans Charles Manson, une équipée de motards sans crash final. Le président Clinton, tout de même, la prendra dans sa ligne de mire lorsqu’il dénonce les ravages du look anorexique et l’allure « L’héroïne, c’est chic ».

Kate Moss, like a rolling star

En la matière, Kate Moss, que l’on voit beaucoup sur MTV, a le sens deshommages historiques. Elle fréquentera les soeurs Morphine des RollingStones : Marianne Faithfull et Anita Pallenberg. Elle apparaîtra dans unclip de Johnny Cash, puis dans un clip d’Elton John–honneur auxsurvivants. Kate fait tout cela avec une sorte d’insolence décalée etfatale. Son nom est presque un sigle. Quand la Moss défile, ce n’est paselle qui montre des vêtements, ce sont les vêtements qui la montrent.Qu’elle ait aimé son métier n’est pas impossible. Mais on peut imaginer,aussi bien, qu’elle ait fini par ne plus se savoir regardée. N’empêche,au fil du temps, le retour des ballerines, les jeans taille basse, lesbottes UGG, un certain usage rustique et très élégant de la toile dejean, tout cela doit beaucoup à Kate. Il y a un truc de génération oedipienne autour de Kate. Pas seulementparce qu’elle a été portraiturée par le petit-fils de Sigmund Freud, legrand peintre Lucian Freud. Mais parce qu’il flotte dans ses parages unparfum dynastique d’héritiers de la guitare électrique.Ses amis ? LivTyler, fille du chanteur d’Aerosmith ; Sofia Coppola, fille de Francis ;Jesse Wood, fils de Ron Wood, des Rolling Stones. Kate est arrivée commela petite marchande d’allumettes au milieu des dauphins dorés de lacour du roi Rock, avant de devenir la reine de la ruche. Parfois, elleprend la pose dans des tableaux vivants pour écran de télévision – onappelle ça des vidéoclips –, on l’a ainsi vue en silhouette invitée chezPrimal Scream ou les White Stripes. Voilà comment l’on devient laquatre-vingt-dix-neuvième fortune féminine d’Angleterre. God save the little queenie...

Classe, la Moss !

En France, le virus Kate Moss frappait autour de l’an 2000 un certain type de filles qui y ajoutaient un côté cantonal et languissant. Elles m’agaçaient. J’aime bien Kate Moss, mais beaucoup moins ses clonettes hexagonales. On aurait pu les appeler les Mossettes ou les Mosseuses. Le genre « Je loue un appartement avec moulures mais sans aucun meuble, je m’habille en imitation fripe de style couture en écoutant des disques de Tricky ». Le genre « Je vis avec un type dépressif que je protège, à qui je suis indispensable, qui a besoin de mon amour ». Le genre « Je fais des herbiers, je mange des yaourts allégés, je suis extralucide quant aux défauts de mes parents ». Le genre « Je fais sans cesse des stages, je couve un ressentiment buté qui n’a pas vraiment d’objet, mais qui me pousse à faire la gueule ». Le genre « Je suis compliquée et morale, sans maquillage, je parle d’une petite voix plaintive au téléphone, je roule à vélo, ma vie est vague. »

Une Mosseuse des années 90, c’était le genre de fille qui pouvaitregarder la lune une nuit d’été en disant : « Classe, la lune ! »Je préfère de beaucoup la vraie Kate Moss, telle qu’en elle-même le temps ne la change pas. La mèche en essuie-glace, la bouche qui imite le canapé Mae West dessiné par Salvador Dalí, cet air de fille dans les vapes que l’on ranime avec des taloches, et les jambes le plus souvent nues. Classe, la Moss ! On se demande s’il est possible de l’aborder autrement qu’avec des monosyllabes. On aurait envie de la pousser contre un mur pour qu’elle vous regarde avec des yeux dangereux. Sur elle, les diamants ressemblent à des papillons. Archevêque, on aimerait que cette chrétienne vous baise l’anneau. Diamantaire, on ferait rouler des pierres sur son dos, pour voir où elles tombent.

Sans doute Kate Moss serait-elle étonnée d’apprendre qu’elle ressemble à une phrase de Stendhal, évoquant une femme « coquine dans toute l’acception du terme après trois verres de rhum brûlé ». Je me demande d’ailleurs comment l’on pourrait l’interviewer. Écouterait-elle ces questions françaises qui invitent à la raison et postulent que rien n’est simple ? Consentirait-elle seulement à se souvenir qu’elle a une mémoire ? À mon avis, elle répondrait plutôt comme font ces petites cousines qui vous connaissent depuis l’enfance et que l’on ennuie.

À quoi sert Kate Moss ?

Elle doit savoir qu’une vie est faite de beaucoup d’accidents et de peu d’aventures. C’est sa sagesse. Tout de même, j’aimerais la soumettre à quelques expériences d’ordre musical. Par exemple, la bombarder de musique noire des années 60–Marvin Gaye, les Supremes ou Martha Reeves & the Vandellas – pour vérifier qu’elle n’est pas seulement une duchesse blême, pour voir si elle peut entendre le feulement souple et mortel des grands sophistiqués de velours. Ou bien la marier de force avec un sexagénaire, disons Neil Young. Il la bouclerait au fond de sa caravane, gratterait sa guitare tel un sachem qui a trop tiré sur le calumet, il lui chanterait Cowgirl in the Sand avec son falsetto de coyote angélique. Neil Young porte des chemises à franges incrustées de turquoises, Kate doit adorer ça, tout cela ferait très Santa Fe, terriblement 1971, absolument désert et crotales, totalement Judy Collins et Joni Mitchell. Un type comme Neil Young ferait du bien à Kate Moss.

Mais ce n’est pas exactement avec Neil Young qu’elle a vécu. Un temps, on la vit avec un certain Jefferson Hack, journaliste dans des revues telles que Dazed & Confused ou i-D, qui lui donna en septembre 2002 une petite Lila Grace. À l’époque, Kate Moss avait envie de faire du cinéma. Pour la diriger, on aurait bien vu des réalisateurs tels que Murnau ou Pabst, à supposer qu’ils consentent à sortir du sépulcre. Dans un film muet, il n’est pas douteux que Kate Moss serait la meilleure actrice au monde : on n’a pas vraiment une idée précise du timbre de sa voix. Seulement voilà, Pete Doherty s’annonçait, le chanteur des Libertines, le séducteur seringué, mister Nihilisme en personne. À l’époque, Kate passait pour consommer quatre-vingts Marlboro par jour, autant de clous enfoncés dans son futur cercueil. Et elle faisait volontiers office de DJ dans une boîte de nuit, nommée, comme il se doit, Death Disco.

Avec Pete Doherty, Kate ne fumait pas que du tabac. Point n’est besoinde rappeler le scandale mondial, cette couverture du Daily Mirror le15 septembre 2005, le raffut diabolique qui s’ensuivit, la Moss filmée àla sauvette en train de s’enfiler une ligne de coke dans un studiod’enregistrement, les contrats aussitôt rompus, la fuite en cure dedésintoxication de « Cocaine Kate », une apothéose des tabloïds, unsommet universel de compassion sadique, une fatwa chez les fashionistas.Résultat ? Kate Moss gagnait 5 millions de dollars annuels avantl’affaire, elle en a engrangé 8 l’année suivante, ce qui a fait d’ellele deuxième mannequin le mieux payé au monde, derrière Gisele Bündchen.Une ligne dans le nez en a déclenché beaucoup d’autres sur deschéquiers ? Voilà une moralité pour notre époque, qui salarie lesrebelles. Quant au satanique Doherty, il a cédé la place à Jamie Hince,du groupe The Kills, qu’elle a épousé en juillet 2011. Ce qui prouve quepersonne n’est irremplaçable. Kate, elle, survit à tout. PippaMiddleton, à côté, c’est du sirop de grenadine.

À quoi sert Kate Moss ? À faire vendre du tissu, certes. Mais aussi àfaire rêver avec des phrases. Par exemple celle-ci, trouvée sous unephoto dans un magazine américain : « Kate Moss arriving at WatergateClub for the launch of her new perfume Velvet Hour. » Ce qui veut dire,vous l’avez compris, qu’elle arrive au club Watergate pour le lancementde son nouveau parfum, Heure de Velours. Mais en anglais, l’ensemblesonne assez fitzgéraldien, avec le mot « Watergate » qui sied auxenfants conçus en 1973, et ce Velvet Hour qui fait très VelvetUnderground. J’entends cette phrase, au-delà du frelaté, comme une mortde l’innocence qui recherche pourtant l’innocence. Kate Moss est Kate Moss, mais son image flotte un peu partout, comme unétat d’esprit. Tout ce qu’elle touche se transforme en or. Elle est lareine Midas. Récente incarnation : elle dessine des bijoux pour lamarque Fred. On a pu la voir sur la couverture du dernier disque deBryan Ferry, Olympia. Ces temps-ci, elle pose aussi pour lecalendrier Pirelli. Nue, comme il se doit. On rêverait de la rencontrerlive sur une vraie plage. Kate, je ne l’ai jamais vue. Elle me feraitpeut-être l’effet de Mick Jagger, croisé un soir à bout touchant chezCastel. Je l’avais trouvé petit ; enfin... pas très grand. Mais ce typequi se carrait avec une mine de bouledogue en surveillant les regardssur lui – l’avait-on assez reconnu ? – était la bouche d’ombre desRolling Stones, le Rascar Capac des stades en folie, le Dorian Gray desouragans de feux croisés. Toute l’affaire se tient dans une attitude :Kate, comme Jagger, est rock’n’roll. On n’en sort pas. Et c’est là ceque nous aurons eu de meilleur.

Interview express

Madame Figaro. – Vous avez signé une collection de bijoux pour le joaillier Fred. Où puisez-vous votre inspiration ?Kate Moss. – Dans mes tatouages : étoile, ancre, croissant de lune. Certaines des pièces que j’ai créées sont déjà sur liste d’attente. Et je n’en reviens pas.Vous avez dessiné une collection pour Topshop, vous imaginez des sacs pour Longchamp, vous travaillez pour Fred. Laquelle de ces expériences préférez-vous ?Elles m’inspirent toutes de manière égale. On me demande souvent pourquoi je ne lance pas ma propre marque. Il se trouve que je suis très heureuse de travailler avec celles-ci. Nous entretenons de bonnes relations depuis des années. Notre collaboration actuelle est donc le fruit d’une progression naturelle.

Les paparazzis vous photographient sans cesse, et vos looks sontdisséqués dans la presse. Cette perspective vous paralyse-t-ellelorsque vous ouvrez la porte de votre dressing le matin ?Non,puisque je m’habille seulement en fonction de mon humeur. Mes prochesme donnent aussi des conseils en matière de mode, car ils ont l’oeil.Jamie, mon mari, fait notamment preuve de très bon goût en matière devêtements.