“Les vêtements sont un mode de sélection sociale”
Homme de terrain, Christophe Barrand a été proviseur pendant six ans du lycée public Turgot, à Paris. Son établissement a ouvert ses portes à des jeunes de quartiers sensibles par la création d’un programme « Ambition scolaire danse hip-hop », en 2015. Une manière de les ouvrir à l’excellence et à la réussite scolaire.
Comment verriez-vous une « tenue républicaine » ?
Bien sûr qu’il n’y a pas de « tenue républicaine », le terme était maladroit. La République est là pour protéger notre vie privée et non pour s’en mêler. Pour autant, je souligne que c’est tout à l’honneur de notre démocratie de permettre que ce débat ait lieu et de nous poser ces questions. Ce n’est pas le cas dans tous les pays. Le sujet est délicat, car il vient résonner avec l’origine sociale et les convictions de chacun. Ce qui est acceptable pour certains ne l’est pas pour d’autres. De plus, notre monde consumériste fait que nos jeunes sont pris dans un jeu d’apparences, sensibles aux modes. La réponse est éducative, à donner en lien avec les parents. Elle suppose une prise de recul sur la manière de s’habiller, sur l’emprise des marques, qui dicte les modes successives...
Vous-même, avez-vous élaboré des consignes vestimentaires dans votre lycée ?
La tenue vestimentaire n’est pas neutre. Elle renvoie une certaine image. Personnellement, je ne me suis jamais senti obligé de porter une cravate comme signe de compétence. Mais, en tant que proviseur, représentant de l’autorité, j’endossais un costume et des chaussures en cuir. La tenue est aussi un signe de respect à l’égard des autres. Je n’ai jamais reçu personne, ni parents, ni élèves, habillé en marcel et en bleu de travail, tout comme je n’ai jamais jardiné en costard. De la même manière, les élèves doivent apprendre à adapter leur tenue : la tenue de sport n’est pas la tenue de ville, ni celle que je suis libre d’adopter chez moi. Pour être correcte, la tenue doit être appropriée, c’est tout.
Nous devons accompagner les adolescents, leur apprendre à gérer leur image intime. C’est une question d’éducation affective et sexuelle dont nous devons nous emparer, tous.
Des féministes s’insurgent et revendiquent le droit de s’habiller comme elle l’entendent, sans être vues comme des « objets sexuels ». N’est-ce pas légitime ?
Il est évident qu’un garçon n’a pas à poser un regard de convoitise sexuelle, de volonté de possession, ni de domination quelconque sur une fille. Mais ouvrons les yeux : les adolescents d’aujourd’hui, en pleine tempête hormonale, découvrent la sexualité par le porno, via les outils numériques. Oui, ils baignent là-dedans et sont happés par ça ; oui, un corps dénudé peut troubler ; oui, certains comportements ne sont pas admissibles. Mais personne n’y a été préparé. Un lycéen est passé en conseil de discipline pour avoir adressé aux parents de sa copine – qui venait de rompre – une sextape (vidéo de leur relation sexuelle). En tant qu’adultes, nous sommes largués ! Or nous devons les accompagner, leur apprendre à gérer leur image intime. C’est une question d’éducation affective et sexuelle dont nous devons nous emparer, tous : parents, professeurs, associations.
Et, en attendant…
En théorie, je suis favorable au fait que chacun fasse ce qui lui plaît. Mais un principe de réalité et de sécurité de nos élèves mineurs prévaut. Faut-il rappeler qu’une enfant de 9 ans a été violée dimanche dernier ? Des lolitas de 15 ans sortent de nos établissements, et les prédateurs sexuels ne l’ignorent pas. J’adhère à tous les beaux et grands discours qui résonnent mais, en homme de terrain, j’invite au pragmatisme. Par ailleurs, ma réflexion s’élargit au monde professionnel. Quel métier accepte que l’on arrive en short ou le nombril à l’air ? Faire croire à des jeunes qu’ils peuvent tout faire, est-ce leur rendre service et les aider à se projeter dans une vie professionnelle ?
Est-ce là l’horizon que nous souhaitons pour ces jeunes issus des quartiers sensibles ? La violence, la délinquance, les filles humiliées et maltraitées, la prison ?
Cette norme vestimentaire serait édictée par l’homme blanc CSP+ et discriminatoire à l’égard de la mode des banlieues, par exemple. Vous qui avez accueilli ces deux populations au sein de votre établissement, quelle est votre réaction ?
C’est de la démagogie complète. Ceux qui invitent à s’exonérer de cette norme sont ceux-là même qui connaissent parfaitement le système, qui feront prendre les bonnes options à leurs propres enfants et pourront s’appuyer sur un réseau confortable dans leur recherche de stages et de CDD. La réalité, quelle est-elle ? La tenue vestimentaire compte ; elle est un mode de sélection sociale. C’est d’ailleurs notre rôle d’éducateur de les aider à décrypter les messages que les jeunes envoient, bien souvent sans s’en rendre compte. Pourquoi cette mode des sweats à capuche et des pantalons en-dessous des fesses, en banlieue ? Les capuches ont été adoptées pour échapper à la reconnaissance des caméras de surveillance, en cas de deal ou de casse. Les pantalons qui tombent viennent des taulards américains qui n’avaient pas de ceinture. Est-ce là l’horizon que nous souhaitons pour ces jeunes issus des quartiers sensibles ? La violence, la délinquance, les filles humiliées et maltraitées, la prison ? Modéliser sur la « racaille » n’est pas un facteur de progrès ni d’ambition scolaire.
Vivre en société suppose de s’adapter à la réalité. Mais pour jouer le jeu, il faut en connaître les règles. Or certains jeunes ignorent tout des codes vestimentaires.
Porter un uniforme, cela évacuerait-il le problème ?
Je ne crois pas. La blouse ne ferait que cacher le problème. Et puis c’est un repère des années 1950. En France, il n’est plus dans notre culture. Notre rôle consiste à faire grandir les élèves dans le monde tel qu’il est et non tel que nous le rêverions. Pour autant, je le répète, la République a un modèle de réussite à proposer.
Vivre en société suppose donc d’adopter une forme de conformité ?
Cela suppose de s’adapter à la réalité. C’est une question d’ajustement et un signe d’intelligence. Mais pour jouer le jeu, il faut en connaître les règles. Or certains jeunes ignorent tout des codes vestimentaires. Moi-même issu d’une classe très moyenne, soi-disant inapte aux études, je me suis battu pendant des années pour me faire une place dans la société. J’invitais mes élèves issus de quartiers sensibles à aller observer les tenues à la sortie de Charlemagne ou de Sciences Po. La tenue reflète souvent la fonction, c’est un fait. Notre mission consiste à donner aux jeunes les clés de ce monde et les moyens de poser des choix éclairés, conscients des enjeux. Ensuite, leurs choix relèvent de leur responsabilité.
À paraître : Monsieur le Proviseur, de Christophe Barrand, avec Guillemette Faure, Grasset, 18 €.