Naples, Sicile, Calabre : au cœur de la mafia

Si l’histoire de la mafia pouvait être constituée des éléments d’un récit romanesque… Une colline fouettée par le vent. Des torches flambant sous un ciel noir. Des silhouettes sombres, drapées dans des capes. Le premier serment effroyable. C’est d’ailleurs ainsi que les membres des bas-fonds italiens brossent l’éclosion de leurs confréries. En Calabre, à la pointe de la « botte » italienne, la légende veut que cette branche spécifique d’extorqueurs et de trafiquants de drogue trouve son origine dans un passé aussi lointain que sombre, lorsque trois chevaliers espagnols, les frères Osso, Mastrosso et Carcagnosso, ayant fui l’Espagne après le viol de leur sœur, trouvent refuge sur l’île de Favignana à l’ouest des côtes siciliennes.

Avec le temps, les frères instaurent les règles et les rites de la confrérie qu’ils baptisent du nom d’« Honorable Société ». Ils quittent ensuite l’île pour fonder trois nouvelles branches. Osso va à Palerme et crée la Mafia. Mastrosso part à Naples, où il crée la Camorra. Carcagnosso se transfère en Calabre et fonde la ‘Ndrangheta.

TROIS GRANDES SOCIÉTÉS CRIMINELLES

Toutes ces histoires sont des légendes de toute évidence issues de la littérature et de mythes qui ont autant de fondements réels que le conte de Cendrillon. Mais si elles sont simplement divertissantes, elles nous transmettent cependant quelques leçons importantes. Tout d’abord, parler de « mafia italienne » est une erreur. En Italie, il existe trois grandes sociétés criminelles : Cosa Nostra, c’est-à-dire la mafia sicilienne, dont la renommée a transformé le terme sicilien de mafia en un terme générique et universel désignant le crime organisé ; la Camorra, la mafia de Naples et de l’intérieur des terres ; et la ‘Ndrangheta, la mafia calabraise.

Ensuite, malgré plusieurs différences, ces trois mafias ont en commun un langage pseudo-nobiliaire, dont l’honneur est le concept fondamental. Les mafiosi siciliens se dénomment eux-mêmes « hommes d’honneur ». À un moment ou à un autre de leur histoire, toutes les mafias se sont autoproclamées « Honorable Société ».

Naples, Sicile, Calabre : au cœur de la mafia

Enfin, l’histoire, si légendaire soit-elle, a son importance pour les mafieux italiens. L’idée d’appartenir à une entité aussi ancienne que noble, même si celle-ci ne repose sur rien, est la pierre angulaire de leur identité collective. Les légendes de la mafia transmettent un sentiment de pérennité et de sécurité à des hommes engagés dans un quotidien meurtrier et dangereux : tous les problèmes s’estompent, et l’ancienneté des racines est synonyme d’un avenir prolifique.

Des histoires comme celle des frères Osso, Mastrosso et Carcagnosso font partie de l’arsenal culturel inventé par les organisations mafieuses pour survivre sur le long terme. C’est l’une des raisons pour lesquelles la Mafia, la Camorra et la ‘Ndrangheta n’ont pas disparu en laissant la place à d’autres organisations criminelles, comme c’est le cas dans le reste du monde. En résumé, les légendes ont créé la réalité et sont l’une des raisons qui expliquent que les mafias sont toujours aussi vivaces plus d’un siècle et demi après leur apparition.

Mais, au fait, comment ces mafias sont-elles vraiment nées ? À quel moment les mafiosi se sont-ils mis à inventer les récits auxquels ils croient encore ? Pour trouver des réponses, il faut se reporter au milieu du XIXe siècle, la période de troubles révolutionnaires qui a engendré l’État italien moderne.

Jusqu’en 1859, la péninsule Italienne est divisée sur le plan politique. L’Empire autrichien en dirige le nord-est. Le pape gouverne les États pontificaux du centre. Et le sud du pays et la Sicile forment le royaume des Deux-Siciles, sous la coupe d’un monarque de la dynastie des Bourbons. Entre ces blocs territoriaux prédominants, plusieurs duchés et différents régimes coexistent.

Pour les dirigeants de l’Italie de l’époque, envisager un pays unifié relevait de la trahison ou de l’hérésie. Mais le peuple, lui, aspirait à cette union, même si les patriotes s’accordaient rarement sur ce à quoi devait ressembler cette Italie future. Il en résulta une instabilité politique endémique.

SERMENTS ET RITES DE PASSAGE

C’est dans le royaume des Deux-Siciles que l’instabilité se révèle particulièrement violente. Les conspirations révolutionnaires débutent bien avant le départ des armées de Napoléon de la péninsule en 1815. Les conspirateurs étaient généralement organisés en fraternités secrètes inspirées de la franc-maçonnerie : unis par des rites, des serments effroyables et des légendes sur leurs nobles origines, ils pouvaient dissimuler plus facilement leurs plans.

La plus célèbre d’entre elles, la confrérie des carbonari (les « charbonniers »), déclenche en 1820 une révolte à Naples. La vogue des confréries se propage rapidement vers la région la plus agitée du royaume des Deux-Siciles : la Sicile elle-même, véritable berceau de la révolution.

Toutes les révolutions sont violentes, et les conspirateurs tels que les carbonari recrutent souvent dans leurs rangs des hommes de main, membres de bandes ou chefs de factions distinctes dans les prisons. Ces hommes ont tout loisir de s’adonner au pillage lors des révoltes siciliennes. Et ils découvrent que s’affilier à une société secrète présente bien des avantages annexes. L’ensemble de serments, de rites et de mythes renforçait le prestige des chefs de bandes et l’obéissance de leurs sbires.