Les blessés de la grande guerre

Voici le septième volet de notre série consacrée aux échos tarn-et-garonnais de la Grande Guerre dite de «14-18»

Derrière les chiffres, un terrible bilan

Sur une population totale de 39 millions d'habitants, le nombre des blessés militaires français durant la première guerre mondiale peut être estimé à plus de 3.5 millions, dont plus d'1 million d'invalides (amputés, mutilés, aveugles, sourds, gueules cassées). La marche symbolique de mille mutilés en tête du défilé du 14 juillet 1919 à Paris est d'ailleurs dans toutes les mémoires.

Les stratégies militaires de stationnement, la guerre des tranchées et l'utilisation de plus en plus poussée et systématique des «canons modernes», font que les blessures par explosions et éclats d'obus représentent près de 2/3 des atteintes loin devant les blessures par balle, par arme blanche ou plus tardivement par le gaz ypérite dit gaz moutarde. Les soldats touchés présentent des fractures et des plaies béantes, à la tête, au tronc, aux membres supérieurs et inférieurs. Des blessures d'un genre nouveau, sur lesquelles médecins et chirurgiens tâtonnent. Les perforations de l'abdomen ou de la poitrine sont les plus mortelles, qu'il y ait eu ou non intervention chirurgicale. Et les infections, «gangrène gazeuse», septicémie, très fréquentes, emportent les blessés en quelques heures. De grands progrès seront toutefois faits au cours de la guerre pour traiter à temps et efficacement les cas les plus urgents ou dramatiques, en matière de radiologie, de chirurgie réparatrice, de greffes, d'appareillage, sans oublier la généralisation des traitements antiseptiques.

Les «semblants» de blessures

Pour les mobilisés, qu'ils aient ou non déjà connu l'épreuve du feu, toutes les blessures ne se valent pas. Il y a celles qui peuvent leur permettre d'être loin du front. Ni trop graves, ni trop légères, on les appelle les «fines blessures». Bien souvent accidentelles, elles ont été parfois recherchées, lors des attaques de l'ennemi ou par des mutilations volontaires. Comme si cela était plus «vivable» que l'enfer des tranchées et alors même que ces soldats savaient le sort qui leur serait réservé s'ils étaient soupçonnés : une mort certaine, mis en première ligne ou fusillés.

Comment oublier également les blessés sans blessures, les «commotionnés» qui, devant le déluge de fer et de feu, et à la vue de leurs compagnons déchiquetés, ont développé terreur ou hébétude. Le corps médical militaire peu sensible à ces traumas les a un temps pris pour des simulateurs avant demettre un nom sur ce mal : l'«obusite» ou «vent de l'obus». Les diagnostics s'affineront au fil des années, ces soldats étant plus rapidement transférés vers des établissements spécifiques, mais sans qu'on parvienne réellement à les soulager de leurs maux, une fois renvoyés sur le front ou rendus à la vie civile.

L'évacuation ou le parcours du combattant

Dans les premiers mois de la guerre, la priorité consiste à faire évacuer tous les blessés loin des zones de combat. Or les structures mises en place par le service de santé des armées se révèlent vite insuffisantes, et la méthode est préjudiciable au bon traitement des blessés. Progressivement, le système de soins est réorganisé. Les poilus reçoivent les premiers soins sur le front, dans les postes de secours, où s'effectue le diagnostic, un pansement, voire une amputation d'urgence, puis sont triés et envoyés dans des ambulances spécialisées ou des hôpitaux d'évacuation. Seuls sont repliés vers les hôpitaux de l'arrière, les blessés auxquels le transport ne leur fera pas courir de risques, mais qui présentent des lésions suffisamment graves pour ne pas retourner au front.

Quels blessés ?

Les hôpitaux de la place de Montauban voient se croiser des hommes de toutes les régions françaises, et non des seuls gens du Midi. Les blessés des troupes d'Afrique du Nord ou de la triple Entente, comme ces soldats russes en traitement à Montauban jusqu'en mai 1917, sont regroupés dans des structures bien identifiées. Une situation partagée avec les prisonniers de guerre allemands, qui reçoivent des soins équivalents aux soldats français, dans la mesure où l'État verse aux hôpitaux les allocations de journée correspondantes. La France applique à leur encontre la convention internationale de la Haye relative au traitement des prisonniers de guerre, d'autant qu'ils constituent une monnaie d'échange.Emmanuel Ducassé en témoigne en juillet 1915 lorsque «une quarantaine de blessés allemands infirmes incurables sont renvoyés chez eux en échange d'un nombre égal de blessés français».

La chaîne d'accueil et de soins dans le Tarn-et-Garonne

Les blessés de la grande guerre

Le plan de mobilisation déployé dès la déclaration de guerre du 1er août 1914 prévoit l'augmentation des capacités des hôpitaux militaires ou mixtes ainsi que la mise en fonctionnement d'hôpitaux temporaires. Dans le département, la direction du service de santé du 17e corps d'armée dirige les opérations.

A Montauban, l'hôpital mixte Saint-Jacques, qui dispose de quartiers militaires, est désigné comme hôpital de grande chirurgie. Y sont installés des cabinets de radiographie et de mécanothérapie, des appareils de stérilisation perfectionnés, et plusieurs chirurgiens y opèrent. Mais le dispositif initial est insuffisant face à l'afflux des soldats : en plus des pavillons civils réquisitionnés, des baraquessont implantées dans les jardins dès 1914. Le nombre des lits affecté à l'Armée va plus que tripler, passant de 106 lits en temps de paix à plus de 330 lits.

Les hôpitaux temporaires ou complémentaires, sous l'autorité de l'armée, sont mis en place dès le mois d'août 1914, dans les principales villes du département, Montauban, Castelsarrasin, Moissac. Les locaux réquisitionnés sont bien souvent des établissements d'enseignement (500 lits sont ainsi installés au lycée de Garçons, rue du Balat-Biel à Montauban), des hospices ou des bâtiments militaires, comme la caserne Banel de Castelsarrasin.Leur rôle consiste à prendre en charge des blessés et malades ne nécessitant pas de gestes techniques ou d'avis médicaux spécialisés, ou à poursuivre les traitements prescrits à l'hôpital mixte.

Leur remplissage suit le rythme des grandes offensives, comme le note Marcel Sémézies lors des batailles du chemin des dames : «18 avril (1917) : nuit de veille à l'hôpital (…) les voitures arrivent une à une, toutes chargées de grands blessés couchés. L'hôpital est rempli. C'est notre plus grosse arrivée depuis le début.»

Dans ces moments-là, des convois de trains sanitaires arrivent en gare de Montauban. Les soldats sont alors répartis dans les divers hôpitaux de la Place, en fonction de la gravité de leur état. Les grands blessés sont dirigés vers l'hôpital mixte de Montauban pour y être opérés, les autres se partagent les places libérées expressément par le service de santé. De manière générale, les poilus, souvent à peine guéris, doivent sortir pour laisser la place à d'autres.

Les conditions sont loin d'être enviables pour les blessés comme pour le personnel de soins. Les établissements doivent faire face aux pénuries de toutes sortes (transports, denrées, matériels, médicaments). L'allocation de prix de journée des militaires malades et blessés versée par l'autorité militaire est jugée au fil du temps insuffisante et âprement renégociée. Mais la plus grosse difficulté à laquelle les services sont confrontés est le manque de personnel, d'autant que personne ne s'était préparé à un si long effort. Entre les mobilisations des praticiens et infirmiers, les démissions d'un personnel dévoué mais soumis au surmenage, il est difficile de trouver des remplaçants. «12 juillet (1916) : mauvaise semaine à l'hôpital. Nous avons cinq grands blessés en danger ; beaucoup d'infirmières parties, beaucoup d'infirmiers envoyés au front. Le noyau qui reste se surmène visiblement. Nous aurions besoin de renfort et nous n'en avons pas.» (Sémézies)

La population locale n'a pourtant pas attendu pour proposer ses services. Des femmes des communautés religieuses ou de la société civile, formées par la Croix-Rouge comme aide-soignantes bénévoles assurent les soins matériels, affectifs, spirituels dont les blessés ont besoin ;les hommes concourent aux tâches logistiques et de transport.

La générosité privée sait également se structurer, avec la rapide apparition d'hôpitaux dits auxiliaires, gérés par la Croix-Rouge française, mais aussi d'hôpitaux bénévoles, dans les communes ou chez des particuliers. Ces établissements, implantés dans une salle des fêtes, un hospice, un château, une usine, doivent satisfaire à certaines contraintes imposées par l'armée, mais fonctionnent principalement sur leurs ressources propres.

La campagne de demandes d'hébergement pour les convalescents indigents ou originaires des zones occupées ou d'outre-mer, qui ne sauraient rentrer chez eux pour la permission de sept jours à laquelle a droit tout homme quittant l'hôpital, reçoit aussi un écho favorable auprès des familles qui s'inscrivent dans leur mairie pour proposer gîte et couvert. A la fin de l'année 1914, près de 2000 lits disponibles sont recensés dans le département.

A l'arrière, la possibilité d'un quotidien adouci

Ces engagements très marqués ne doivent pas minimiser l'effort concédé par tout un chacun pour améliorer l'ordinaire des alités. On apporte déjà ce que l'on a sous la main : le linge de maison (draps de lit, vêtements) est fréquemment collecté ; des propriétaires terriens fournissent, les uns à manger, les autres à boire. On répond également aux multiples sollicitations des œuvres de guerre, dédiées en grande majorité aux soldats blessés et aux prisonniers. Dans chaque commune, les sociétés de secours mutuels traditionnelles ou de nouvelles associations caritatives organisent quêtes, kermesses, tombolas pour récolter de l'argent. Ces collectes servent principalement les formations sanitaires du département, mais bénéficient parfois aux hôpitaux du Nord accueillant des soldats du Midi. Quant aux journées nationales de bienfaisance, consacrées aux victimes militaires et civiles, elles rencontrent aussi le succès, à l'instar de la journée des éprouvés de la guerre, le 26 septembre 1915.

Les comités professionnels et de fonctionnaires sont également mobilisés. Ainsi, le comité des dames de la presse assure avec dévouement le ravitaillement des soldats blessés arrivés en gare de Montauban. Le personnel de l'enseignement laïque, réuni dans le comité universitaire d'assistance aux blessés, verse 2 % de son traitement mensuel, pour acheter des «lainages, chaussettes, tricots, cache-nez, plastrons, chemises, mouchoirs, serviettes, sandales, etc.», mais aussi des jeux, des cadeaux pour Noël, des viatiques aux convalescents partants, des cigares, confitures, etc..Les sources de distractions sont également recherchées, pour des soldats dont le séjour est seulement rythmé par les offices et fêtes religieuses ou les prises d'armes militaires. Les sociétés caritatives ou patriotiques organisent concerts ou pièces de théâtre, les organes de presse distribuent gratuitement quelques semaines de lecture.

Au niveau des pouvoirs publics, les municipalités délibèrent régulièrement pour allouer une part du budget aux blessés, le département et l'État s'associent au comité départemental de secours aux blessés militaires. Préfet et sous-préfets donnent de la voix face aux drames et à l'urgence, sollicitant par exemple les compagnies de chemin de fer pour obtenir le demi-tarif aux familles des blessés ou aux marchandises qui leur sont destinées.

Vers la reconnaissancede leur condition

La guerre finie, les soldats blessés, démobilisés, retournent à leur vie d'avant, lorsqu'ils le peuvent.

Leurs séquelles, physiques ou psychologiques, les empêchent parfois de faire face au regard des gens. Ils sont souvent aussi dans l'incapacité d'exercer leur profession, alors même qu'une main d'œuvre valide revient aussi sur le marché.

L'entraide associative entre blessés, déjà existante pendant le conflit, connaît une très forte dynamique dans l'après-guerre. Unions d'anciens combattants, d'aide aux blessés, de gueules cassées, sont très présentes sur le terrain public et politique pour faire entendre leurs revendications.Compensation financière, réparation des dommages subies, plein emploi, et acquisition d'un appareillage adapté constituent leurs principales doléances.

L'État français, redevable envers ces hommes sacrifiés, tente alors de suppléer à leursdifficultés. Dès 1916, une loi institue des «emplois réservés» dans les administrations pour les militaires réformés pour infirmités contractées pendant la guerre. La même année, l'Office national des mutilés et réformés de guerre est mis sur pied. Dédié à leur réinsertion professionnelle, il subventionne des centres de rééducation tournés vers l'apprentissage de métiers artisanaux ou agricoles. En 1919, ils obtiennent une pension d'invalidité. L'Office, prémice de l'actuel ONAC, n'aura dès lors de cesse de rendre hommage et de reconnaître l'engagement, le sacrifice, la souffrance de ces milliers de soldats qui ont combattu pour la liberté de la France.

Dossier réalisé avec le concours des Archives départementales