Commerce illicite de cigarettes

Dans le premier volet de l’étude, il avait été mis en évidence que les secteurs où l’on rencontre le phénomène de vente de tabac à la sauvette sont des zones connues pour abriter un ensemble d’activités commerciales illicites, mais aussi licites. Compte tenu de la densité de population, les villes constituent des lieux privilégiés pour les échanges commerciaux.

Les quartiers concernés par le commerce illicite de tabac et dans lesquels nous avons effectué un travail de terrain sont des lieux de passage et d’échange qui sont portés par une forte activité commerciale, que celle-ci soit légale ou illégale. Ces échanges marchands quotidiens participent à la vie de ces quartiers, qui sont également marqués par une occupation importante du domaine public par la présence humaine. Il convient d’ailleurs de préciser qu’à Barbès (Paris), au Quatre-Chemins (Aubervilliers), à Guillotière (Lyon) ou encore à la porte d’Aix (Marseille), les commerçants traditionnels cohabitent avec des vendeurs de rue et ce depuis plusieurs années.

Tous ces secteurs ont en commun d’être cosmopolites et fourmillants. Il faut aussi relever que ces lieux accueillent une population primo-arrivante, à la recherche d’activités économiques susceptibles d’assurer sa subsistance.

Le trafic de rue se développe donc plus régulièrement dans des quartiers où les flux de piétons sont importants, car ils sont, notamment, des lieux de passage pour des voyageurs en transit. Si le trafic de cigarettes s’est développé dans ces quartiers, c’est aussi en grande partie parce que la densité de population contribue à offrir de nombreuses opportunités commerciales et qu’elle permet aux vendeurs de se fondre dans une masse de personnes, ce qui les rend moins vulnérables aux interventions de police.

La méthode suivie

Notre étude s’appuie sur différentes sources qualitatives et a été conduite selon différentes modalités de collecte de l’information. Des entretiens ont d’abord été organisés avec une série d’acteurs institutionnels, d’élus locaux adjoints à la sécurité ou d’élus de quartiers concernés par la problématique de commerce illicite de tabac, des représentants des services de douanes et de police. Nous avons également sollicité des auteurs et des journalistes qui ont travaillé sur la thématique du commerce illicite de tabac ou qui ont évoqué le sujet à l’occasion de travaux sur l’économie licite et illicite en milieu urbain. D’autres entretiens ont été organisés avec des responsables associatifs intervenant dans les quartiers concernés ou au contact de jeunes mineurs isolés qui pouvaient s’adonner à du trafic de tabac. Nous avons également engagé un travail d’analyse à partir de documents de presse mentionnant le commerce illicite de cigarettes.

Pour obtenir des informations auprès des acheteurs, nous avons pris le parti de lancer une enquête en ligne sur les réseaux sociaux. Cette démarche nous a permis d’obtenir des données qualitatives sur les habitudes de consommation et sur les motivations de ces fumeurs ou anciens fumeurs aux profils différents (âge, ville de résidence, etc.). Nos investigations ont été approfondies à l’occasion d’entretiens individuels avec certains de ces acheteurs.

Commerce illicite de cigarettes

Pour parvenir à appréhender les profils des vendeurs, leurs pratiques de vente et pour réussir à cerner les rouages de ces organisations, nous avons croisé plusieurs approches. La première étape a consisté à aller assister à des audiences dans le cadre desquelles des vendeurs de rue et des trafiquants étaient poursuivis et où des industriels du tabac s’étaient constitués partie civile. Nous avons ensuite étudié des dossiers d’archives judiciaires relatifs à des affaires de trafics de cigarettes, ce qui nous a conduits à obtenir des informations sur les logiques de réseaux et les méthodes d’approvisionnement de ces réseaux. Pour compléter ces premières investigations, nous avons effectué des observations sur le terrain pour étudier le profil des vendeurs, et essayer de gagner leur confiance afin qu’ils nous accordent des entretiens individuels. Cette approche a fonctionné avec quelques vendeurs qui ont accepté de répondre en toute transparence à nos questions. Néanmoins, le caractère illicite de cette activité et la proximité avec d’autres types de trafics poussent les vendeurs à faire preuve d’une extrême méfiance qu’il est parfois difficile de surmonter.

Le vendeur, un maillon vulnérable et peu connecté à la chaîne d’approvisionnement du tabac illicite

Les profils des personnes qui participent au commerce illicite de tabac peut différer selon le mode de vente (Internet, à la sauvette, réseau de proches, épicerie, etc.). Néanmoins, notre étude nous a permis d’appréhender des caractéristiques communes à toutes les catégories de vendeurs :

– ils sont généralement dans une situation économique précaire et le bénéfice qu’ils tirent de la vente du tabac constitue soit un complément de revenu, soit leur seul revenu ;– ils sont au chômage ou ont des emplois peu rémunérateurs ;– ils sont majoritairement fumeurs.

Les dossiers judiciaires consultés le démontrent très clairement, puisque l’on retrouve parmi les « petits » acteurs de trafics (transporteurs et revendeurs) tantôt des personnes en situation précaire (chômeurs, bénéficiaires des minimas sociaux, étudiants, intérimaires), tantôt des représentants de professions peu qualifiées (chauffeurs-livreurs, taxis, employés de restaurants) avec parfois des antécédents d’interdiction bancaire et de surendettement.

S’agissant plus précisément des vendeurs à la sauvette, nous avons pu faire les constats suivants :

– les vendeurs sont immigrés ou issus de l’immigration et une grande partie d’entre eux sont dans une situation irrégulière ou en attente de régularisation. Les vendeurs sont souvent de jeunes immigrés clandestins arrivés en France avec le rêve d’une vie meilleure puis confrontés rapidement à une situation d’urgence vitale, les contraignant à trouver de l’argent rapidement. Aucun des jeunes rencontrés n’envisageait de prendre part au commerce illicite de tabac avant d’arriver en France ;– les vendeurs ont pour la plupart entre 16 et 30 ans ;– les vendeurs restent en groupe pour tromper l’ennui, être moins vulnérables et pour pouvoir éviter les interpellations massives par les forces de police ou par les services des douanes. Bien qu’ils se disent tous indépendants, ils veillent néanmoins les uns sur les autres et développent des formes de solidarité de groupe, ce qui se traduit en pratique par des systèmes d’alerte entre vendeurs à l’arrivée des forces de l’ordre ;– les vendeurs ont pour la plupart déjà eu affaire à la justice et ont déjà fait l’objet d’une condamnation (pas forcément en lien avec la vente de tabac à la sauvette) ;– aucun ou quasiment aucun ne vit à proximité immédiate du point de vente ;– la proximité du trafic de cigarettes avec d’autres trafics comme le trafic de stupéfiants combinée avec l’ennui auquel doivent faire face les vendeurs conduit certains d’entre eux à consommer de la drogue et à développer des comportements addictifs.

À l’exception des vendeurs de gros ou de semi-gros, la majorité d’entre eux indiquent que les bénéfices sont relativement faibles par rapport aux efforts engagés (présence de longue durée dans la rue) et aux risques encourus. En moyenne, les vendeurs rencontrés écoulent entre 20 et 50 paquets par jour, pour un bénéfice se situant aux alentours de 15 euros pour une cartouche de contrebande. La cartouche est achetée à 35 euros puis revendue à 50 euros. Il est possible d’affirmer que le coût de fabrication d’une cartouche de contrefaçon est de 8 euros en moyenne1. Pour beaucoup de ces vendeurs, une journée de vente peut être qualifiée de « bonne » quand ils vendent 50 paquets ou plus. Faute de données disponibles et d’accès aux intéressés, il est en revanche impossible dans le cadre de cette étude d’établir précisément la marge des différents échelons intermédiaires (fabricant, distributeur, grossiste). Le vendeur est le dernier maillon de la chaîne de commerce illicite de tabac, qui représentait 30,13% de la consommation de cigarettes en France selon une étude de la Seita2. Cette activité est effectivement cantonnée à la simple « distribution », ce qui ne nécessite que peu de compétences, si ce n’est des compétences commerciales dans la mesure où l’activité de distribution se limite à l’échange d’une somme d’argent contre un produit avec un client qui n’est a priori pas à convaincre. Nous y reviendrons plus loin, mais le vendeur ne s’appuie en effet sur aucun discours commercial concernant le produit dont il ne connaît finalement que peu de choses. Ce qui confère l’attractivité de son produit, c’est d’abord son prix. En ce qui concerne la vente à la sauvette, son influence sur la stratégie de vente est elle aussi très limitée puisque ce même vendeur reste statique et peut uniquement se contenter d’interpeller les passants en leur proposant sa marchandise. Cette stratégie est facilitée par le fait que la demande est forte (densité humaine, flux de passants), que la transaction est très rapide (pas de vérification nécessaire de la qualité du produit par l’acheteur) et que le risque pris par le vendeur à entreprendre la vente illicite est faible, du fait de la capacité d’action limitée de la part des pouvoirs publics3.

Si le vendeur n’a en général pas de rôle dans la production et dans l’acheminement de la marchandise, il doit néanmoins trouver un mode d’approvisionnement qui peut varier selon qu’il est rattaché ou non à un réseau.

Il convient enfin de préciser que la vente de cigarettes à la sauvette est une activité exclusivement masculine. Au cours de notre étude, nous n’avons vu aucune femme vendre du tabac dans la rue. Ce phénomène s’explique avant tout par le fait que cette activité comporte des risques pour la sécurité physique du vendeur, du fait de la forte concurrence qui peut régner dans certaines zones et que les femmes, étant minoritaires sur le terrain, seraient plus vulnérables. En outre, si les mineurs non accompagnés (MNA) peuvent être la proie de réseaux de trafiquants du fait de leur vulnérabilité et du moindre risque pénal qu’ils encourent, ils ne sont néanmoins pas particulièrement présents dans la population des vendeurs.