En 1966, la première de Bob Dylan en France

Lors de sa première apparition en France et dans Match, en juin 1966, Bob Dylan est, selon un thème cher à l’imaginaire de la musique traditionnelle américaine, à la croisée des chemins. En passant à l'électrique et au rock, en s’éloignant de la « protest song » pour la poésie symboliste qui lui vaudra un Pulitzer et un Nobel de littérature des décennies plus tard, le héraut folk de la génération rebelle des sixties a rompu avec son public originel. Le divorce a été acté au mois de mai précédent, à Manchester, quand un spectateur lui a hurlé : « Judas ! ». « Je ne te crois pas », a répondu Dylan, avant d’entonner son crime de lèse-majesté, « Like a rolling stone », et en intimant à son « Band » : « Jouez-la putain de fort ! »

Cette tournée chahutée est éreintante, moralement et physiquement. À l’occasion de sa conférence de presse à Paris, Match découvre un Dylan chétif, toujours sur la défensive. Des années plus tard, Le chanteur confiera avoir été, à cette époque, au plus haut de sa consommation de drogue, notamment d’amphétamines pour tenir l'enchaînement des concerts.

Quelques jours après son passage en France, Dylan publie un autre chef-d'œuvre « Blonde on Blonde », double album enfonçant le clou de sa mue rock. Au mois de juillet suivant, Dylan va planter sa moto sur une petite route, près de sa maison de Woodstock. Il est grièvement blessé, mais comme l'expliquera lui-même le chanteur dans ses mémoires, le drame a été une chance. Contraint au repos, Dylan met un terme à sa tournée, se ressource à la campagne, s’épanouit en famille avec son épouse et leur premier enfant, se concentre sur la musique avec le Band. À la clé, une des périodes les plus prolifiques de sa carrière, immortalisée dans les Basement Tapes et le magnifique album « John Wesley Harding ».

Voici le reportage consacré à la venue de Bob Dylan à Paris pour la première fois, publié dans Paris Match en 1966…

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Paris Match n°895, 4 juin 1966

Bob Dylan : Un événement, le "maître" est à Paris

Reportage à Paris : Claude Rabanit / Reportage à New York : Bernard Giquel

Antoine, les Stones, les Beatles, Joan Baez, Hugues Aufray reconnaissent que, sans Bob Dylan, ils seraient « comme des chiens perdus ».

Dans les couloirs du George-V, on rencontre d'étranges personnages, aux cheveux un peu trop longs et portant des vêtements peu banals. Ils croisent les maîtres d'hôtel tirés, comme il se doit, à quatre épingles.

Au moment du déjeuner, sous les parasols de la cour-restaurant, les étranges personnages en question s'installent par petites tables à côté des fringants étrangers de passage. Le sommelier rougit en leur servant du lait... Non pas au « verre », mais par grosses bouteilles d'un litre ! Bob Dylan, leur chef ou leur dieu, ne descend pas ; il prend ses repas dans sa chambre. Ce qui ne veut pas dire qu'il soit moins voyant que les autres membres du groupe. Au contraire. C'est un être au teint pâle, à la carcasse incroyablement fluette et malingre. Il a l'ail impitoyable de celui qui juge ; un oeil bleu clair, clair, transparent, à la pupille noire mobile, dilatable. Son sens de l'humour (sarcastique) se manifeste à tout propos par des répliques spontanées prononcées à demi voix, sur un ton grave, un peu nasal. L'homme passe constamment son index droit sur l'arête de son nez en parlant, non comme un tic mais « comme s'il touchait un fétiche ». Le teint pâle de son mince visage accentue encore l'acuité de son regard ; c'est un géant abrité dans le corps d'un elfe.

Il passe sans transition d'une idée à une autre pour y revenir soudain, Quelquefois, il fait franchement un « numéro ». Il se déchaîne en grimaces, en danses burlesques, en contorsions. Mais qu'il passe d'un avis à l'avis contraire ou qu'il mette les pieds au mur, dans tout ce qu'il fait on a l'impression qu'il ne perd jamais son contrôle. On l'a vu l'autre soir à l'Olympia, ou celui qu'on appelle « le pape du folk song », l'ambassadeur de la jeunesse américaine révoltée, donnait son premier récital en France.

En 1966, la première de Bob Dylan en France

Le fond de l'estrade est recouvert d'un immense drapeau . américain. On entend des cris : « U.S. go home ! » ou « Enlevez le drapeau » ; d'autres esprits forts sifflent tout simplement. Dylan entre alors en scène, cadavérique, quasi en haillons, les cheveux hirsutes et titubant. Dans son visage de fille malade, deux yeux immenses et égarés. Il chante d'une voix nasillarde, comme pour lui tout seul, en plaquant, sur sa guitare un accord, toujours le même. Il titube, il va tomber !

Il s'arrête. La mauvaise sonorisation l'oblige à réaccorder longuement sa guitare. On le hue. Il se rebiffe :- Personne n'a une guitare à me prêter ?- Moi, ça m'est égal. C'est pour vous que j'essaie d'arranger ma guitare.Ou encore : - Vous n'avez pas de journal à lire ! Et enfin : - Le folk song c'est tout le temps comme ça !

Il dit vrai. C'est, en effet, « comme ça ». Le « folk song » est né dans les cafés, et ce n'est pas là qu'il prend ses véritables dimensions, dans le brouhaha et la torpeur de l'excitation. Les attractions de ces « coffee-houses », où l'on parle politique et littérature d'avant-garde, ce sont ces chanteurs anarchistes et en haillons qui vont d'une ville à l'autre, en autostop, la guitare en bandoulière, pour délivrer leur message en forme de mélopée : des plaidoyers pour l'intégration raciale, la paix dans le monde ou la suppression de la guerre atomique. Ils chantent aussi la misère des pauvres, la tristesse des amours contrariés et, en général, la mélancolie du déraciné américain.

Joan Baez, Odetta, Peter, Paul and Mary, et beaucoup d'autres moins connus qui chantent les chansons de Bob Dylan (il a écrit plus de deux cents chansons) sont d'accord pour dire qu'il est le seul et authentique maître du folk song.

Aujourd'hui, certains « folk song » sont adaptés, actualisés, par des jeunes gens en colère. Un chant religieux comme « We shall overcome », est devenu l'hymne de la lutte pour les droits civils. Deux cent mille personnes l'ont chanté le jour de la marche sur Washington en 1963.

Si les années 1950 étaient en Amérique les années « des rebelles sans cause », les années de gloire de James Dean, Marlon Brando, Elvis Presley, les années 1960 sont et resteront pour la jeunesse américaine des années de révolte et de protestation. C'est une véritable prise de conscience, à laquelle nous avons assisté, un engagement quasi général d'une génération en lutte contre l'injustice, le racisme et la guerre au Vietnam. « Avant Bob Dylan, a écrit un critique new-yorkais, les grands succès chez les jeunes étaient toujours des chansons d'amour, plus ou moins stupides, à propos des flirts malheureux de collège. Aujourd'hui Bob Dylan fait des succès avec des sujets aussi graves que la politique étrangère américaine, la pauvreté et les « civil rights ». En fait, continue-t-il, c'est la personnalité qui a le plus d'influence sur la jeunesse d'aujourd'hui. »

Pour les jeunes Américains, les guitares et les banjos sont des mitraillettes et des bazookas pacifiques. Il y a à peu près sept millions de ces instruments à cordes en circulation aux Etats-Unis. En 1965, 100 000 guitares ont été vendues. A Newport, le festival de folk song, qui vient après celui du jazz, a fait vingt mille entrées de plus que l'année dernière. Il n'est pas une marche, pas une grève, pas une manifestation quelconque, sans que des jeunes gens ne sortent leur guitare et entonnent un chant de protestation. Ce chant devient de plus en plus un éditorial et de moins en moins une ballade. Car, comme le dit Bob Dylan, « ce sont les mots qui comptent le plus, ce sont les mots qui font réfléchir, ce sont les mots qui éveillent l'attention, la musique n'est là que pour vous aider à vous les rappeler ».

Bob Dylan, lui, refuse d'être étiqueté comme « politique ». Il ne fait partie d'aucun mouvement, d'aucune organisation ou comité de défense quelconque. C'est avant tout un individualiste, un révolté, un pacifiste. A dix ans, il faisait des fugues, loin de Duluth (Minnesota), sa ville natale, où ses parents étaient pharmaciens. « A Duluth, c'est simple, j'étouffais. » Plus tard, il se fit renvoyer de l'université du Minnesota pour avoir refusé d'assister à la dissection d'un lapin, il quitte la classe en disant les cinq lettres au professeur.

« Je commence à être fatigué de toutes ces chansons sur la bombe, etc., dit aujourd'hui Bob Dylan. Ce qui ne va pas dans ce pays et dans le monde, ce n'est pas la bombe qui n'éclatera peut-être pas, ce qui est grave, c'est de voir combien sont peu nombreux les gens vraiment libres. La plupart sont aliénés. Ils ont des ficelles cousues au bord des lèvres. Dès qu'ils essaient de parler, il y a quelque chose qui tire pour les en empêcher. »

Les « chansons » de Dylan sont plutôt des récitatifs accompagnés. Il en a long à dire ; le temps ne compte pas et il prend le sien. Même en ne comprenant que la moitié de ce qu'il dit, ça ne semble jamais long et jamais il ne se répète. Il aime jouer avec les mots, avec leurs consonances comme avec leur signification. « Mona Lisa » a le sourire de quelqu'un qui a sûrement le blues. » Des images graphiques ou surréelles, comme celle de « la méduse à moustaches qui cherche ses genoux en souriant ! »

Au milieu de ces visions surgissent en contraste les idées de l'homme engagé, du protestataire, du pacifiste indigné :

La Seconde Guerre mondiale / Ne dura que quatre ans Nous pardonnâmes aux Allemands / Et ils devinrent même nos amis / Bien qu'ils aient anéanti / Six millions d'hommes dans leurs fours. / Les Allemands, eux aussi, / Ont maintenant Dieu dans leur camp. / Je dois à présent haïr les Russes / De tout coeur, de toute âme / Si une autre guerre survient / Ce seront eux mes ennemis / Il faut les détester et les fuir / Se protéger et s'armer / Et accepter tout cela avec courage / Nous avons Dieu dans notre camp.

On est loin, très loin, des affligeantes chansonnettes à la guimauve. Même les Beatles font figure de parents pauvres. Quant aux Français les plus « engagés » comment pourrait-on même oser les lui comparer, ne serait-ce que par ce qu'ils disent ?

Quoi qu'on pense de lui, Bob Dylan est quelqu'un qui a quelque chose à dire et qui se moque de tout ce qui n'est pas l'instant présent, de tout ce qui n'est pas la poésie du moment.

A Paris, lors de sa conférence, de presse (qui est pour lui une « forme d'art »), il a montré son vrai esprit. Ses réponses sont passées, il faut le dire, bien au-dessus de la tête de la plupart des assistants.

Question : Pensez-vous que la drogue inspire ?Dylan (à l'interprète) : « Demandez-lui s'il a essayé. »Le journaliste : « Quelquefois. » Dylan : « Dites-lui qu'il doit savoir... »

Q. - On dit que vos amis préfèrent vos premières chansons.Dylan : « Qui pose cette question ? » Et lorsqu'il voit le questionneur : « Ah ! mais ce n'est pas un ami à moi ! »Q. - Pourquoi les cheveux du photographe (celui qui le suit partout) ne sont-ils pas aussi longs que les vôtres ? Dylan : « C'est son problème. » (Le photographe est à demi-chauve).

A propos de trois questions sur le Vietnam :1ère réponse : « Pourquoi me demander à moi ? »2ème réponse: « Pensez-vous que ce soit aussi simple ? » 3ème réponse : « Demandez-lui (au questionneur) si c'est facile pour lui de poser cette question. »

Q. - Pourquoi êtes-vous là ?Dylan : « J'y suis bien obligé. »Q. - Donc vous n'êtes pas libre ? Dylan: « Vous non plus. »

Durant la conférence il avait à ses côtés une vieille marionnette de carton. Il la nomme Finian ou Charles Laughton. A quelqu'un qui lui demandait comment elle était là ? « Elle m'a suivi », dit-il.

A propos des photographes qui le suivaient partout, il nous dit en rentrant au George-V: « C'est drôle, quand je sors je ne sais jamais où je vais aller mais ils y sont toujours avant moi ! »

Plus tard, il se prit tout à coup d'enthousiasme pour un petit personnage encore plus chétif que lui et qu'il appelait « Mister président » ! C'était le président (et le seul membre) du « Bob Dylan Fan Club » ! Dylan le prit par le cou et l'emmena à travers les corridors sans fin du George-V, afin de le présenter au « bell-boy ». L'équipe cinéma suivait, au grand complet.

Quant au manager de Bob Dylan, Alfred Grossman, il a dû, pour être dans la note et conserver sa place laisser pousser ses cheveux jusqu'aux épaules ! A cinquante ans, c'est une rude épreuve. Aussi, lorsque le manager doit sortir dans la rue, il emporte une casquette ou un chapeau et, dès qu'il le peut, c'est-à-dire dès qu'il est hors de vue de son patron, il enfonce sa toison dans sa coiffure ! Telles sont les servitudes du non-protocole à la Cour du pape du folk-song.


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