"Il est temps de reconnaître que les choix sanitaires constituent des conditions de maltraitance psychologique pour de nombreux citoyens"

Une carte blanche de Clémentine Ronse, psychologue clinicienne au Service de Santé Mentale de Wavre, au nom de plusieurs collègues (voir ci-dessous)

En tant que professionnels de la santé mentale, nous lançons un cri d’alarme : les mesures sanitaires imposées à la population produisent des effets catastrophiques sur l’équilibre psychologique des citoyens, qui auront des répercussions à long terme, voire, dans certaines situations les plus tragiques, sur plusieurs générations.

Interdire de vivre pour éviter de mourir

Plus de relations sociales ni professionnelles, plus de solidarité, plus d’informel, plus d’art, plus de liens : au nom de la « santé », la crise sanitaire qui perdure et la manière dont elle est traitée aujourd’hui réduit les personnes à des unités de production dépourvues de besoins qui font pourtant leur humanité. Une société stérilisée, sans contacts, prête à sacrifier des générations entières pour éviter de composer avec l’inéluctable réalité de la mort. Interdire de vivre pour éviter de mourir, voici un postulat qui présente ses limites, surtout sur le long terme.

Le psychanalyste René Spitz a pu montrer comment des nourrissons placés dans des orphelinats, pourtant nourris et lavés, se laissaient littéralement mourir faute d’affection et de contacts physiques chaleureux. L’homme est un être de contact qui se construit dès son plus jeune âge dans la relation à l’autre, le jeu, l’imaginaire.

Une explosion des demandes d'aide

En tant que professionnels de la santé mentale, nous sommes aujourd’hui alarmés par l’intensité et la multiplicité des troubles psychiques, signes d’une réelle détresse psychologique, que développent aujourd’hui des personnes de tous âges et de tous milieux. Nous devons faire face à une explosion des demandes d’aide qui prennent de plus en plus souvent la tournure d’un appel désespéré. Les personnes, jeunes et moins jeunes, privées de leurs ressources quelquefois déjà très précaires, viennent déposer chez nous leur souffrance avec une intensité inédite jusqu’ici. Nos agendas débordent et les thérapeutes, privés eux-mêmes de certaines de leurs ressources (les thérapeutes ont autant besoin de liens, d’informel et de possibilités de décompression que leurs patients), s’épuisent à tenter de maintenir coûte que coûte à flot un navire en train de sombrer. Sans compter que certaines modalités d’accompagnement thérapeutiques, pourtant très porteuses, ne sont plus exploitables actuellement : toutes les activités de groupe par exemple (groupes de parole, espaces d’accueil des tout-petits avec leurs parents, ateliers thérapeutiques à plusieurs, et autres), sont supprimées.

La pression est intense et proche de l’insoutenable !

La situation catastrophique d'adolescents et d'enfants

L’on commence enfin à parler de notre jeunesse désespérée, se sentant livrée à elle-même, sans avenir, privée de sa capacité de révolte et d’exutoires (privation de sorties, d’activités, de sport, d’accès à une scolarité stable, interdiction de manifester, etc etc), qui ne peut qu’imploser au travers de symptômes inquiétants. Décrochage scolaire, phobies scolaires, dépression, angoisses, tentatives de suicide, scarifications, assuétudes, autant de « gros mots » qui font le quotidien des adolescents d’aujourd’hui. Peut-on décemment demander à un adolescent d’assumer de manière autonome ses apprentissages au travers d’un écran parfois pas plus grand que celui d’un smartphone ? Quid de ceux qui n’ont même pas accès à une connexion internet ? L’adolescence est une période fragile et complexe, faite de remaniements identitaires importants, où les relations aux pairs sont cruciales. Les adolescents dépourvus de liens, d’activités et de perspectives d’avenir, ne sont pas à même de se construire de manière solide. Les parents, eux-mêmes fragilisés, n’ont pas toujours la capacité d’épauler ces jeunes qui semblent quelquefois errer sans filet auquel se raccrocher.

Mais n’oublions pas les plus jeunes qui sont eux aussi exposés à l’angoisse et à la déshumanisation d’une société en plein détricotage, privée de ses rituels qui la structurent et lui donnent sens (mariages, enterrements, anniversaires, fêtes religieuses, regroupements familiaux, etc, tous ces grands événements de la vie sont pratiquement rayés de notre existence), et de la spontanéité dont un enfant a besoin pour grandir. Protocoles, bulles sociales, gestes barrière, masques, interdiction de contacts, laisseront une trace durable dans la construction identitaire de nos enfants. Nos consultations thérapeutiques avec ces derniers, espace a priori dédié à l’expression de l’intime, du jeu et de l’imaginaire, sont inondées de représentations de « Covid » sous toutes les formes possibles. Le coronavirus est omniprésent et obture la pensée de nombre de nos petits consultants.

Nous sommes inquiets pour la santé mentale des enfants, et sur leur devenir : nous observons une multitude de symptômes qui, par leur forme ou leur intensité, sont les révélateurs d’une souffrance importante, quelquefois invisible de prime abord. Des enfants très jeunes sont exposés des heures durant à des écrans, sans relais parental possible lorsque les parents sont en télétravail, ou débordés par leurs propres difficultés - encore accrues par le contexte actuel. Des jeunes enfants sont subitement coupés de certaines de leurs relations affectives (grands-parents, parrains-marraines, personne-ressource...), sans qu’ils aient la capacité d’en comprendre le sens. Les conflits parentaux et les séparations explosives s’accroissent considérablement. Des enfants sont priés d’apprendre chez eux et par eux-même ce que certains parents ne sont pas à même de leur enseigner, faute d’un bagage scolaire personnel suffisant. Phobies scolaires et troubles de l’apprentissage, troubles du sommeil et de l’alimentation, explosions de violence, régressions pouvant aller jusqu’à une symptomatologie de type autistique (comportements stéréotypés et répétitifs, mutisme), nous ne saurions évoquer ici toutes les formes que prennent actuellement la détresse des plus jeunes.

L’on sait aussi à quel point les systèmes clos, repliés sur eux-mêmes, sont sources de violences, voire de maltraitances psychologiques, corporelles et/ou sexuelles. C’est au nom de la protection d’une société que l’on impose à cette dernière toutes les conditions favorables à la maltraitance de ses membres.

L’isolement mène à la dépréciation de soi

Si nous avons mis l’accent sur l’effet des mesures sanitaires sur la jeunesse, nous faisons le même constat du côté des adultes qui multiplient les appels à l’aide et ne sont plus à même de conserver leur propre équilibre psychologique. L’isolement amène au sentiment d’inutilité et à la dépréciation de soi, creuset de diverses décompensations psychiques. Ici encore, nos consultations débordent de personnes en énorme souffrance, qui craquent au travers de la consommation d’alcool et de drogues, la violence, les passages à l’acte suicidaires, la dépression, etc. Quand nous savons que les traumatismes peuvent avoir des effets délétères sur au moins trois générations, nous ne pouvons que nous alarmer de la situation actuelle et des drames qui se jouent au quotidien depuis plus d’une année déjà.

Évoquons encore les personnes les plus fragiles, en situation de grande précarité, dont l’accroche avec notre service ne tenait déjà qu’à un fil avant la crise sanitaire : nous n’entendons plus parler de certaines d’entre elles et ce silence nous inquiète. Dans quel état les retrouverons-nous au bout du compte… ? Et pouvons-nous passer sous silence la détresse des familles qui ont vu un de leur aînés, confiné dans un home durant des mois sans aucun contact humain, dépérir, non pas du coronavirus, mais de tristesse et de solitude ?

Enfin, en tant que professionnels de la santé mentale, nous sommes mal à l’aise avec des discours qui nous disent : « on comprend que ça n’est pas facile, mais il faut faire encore un effort » : il est temps de reconnaître que les choix qui ont été posés pour faire face à la pandémie constituent des conditions de maltraitance psychologique pour les citoyens et leur font vivre une expérience de déshumanisation qui aura des effets à long terme, tant les relations sociales sont en train de s’effriter de manière durable, tant nombre de personnes basculent dans la précarité tout en s’entendant dire qu’elles ne sont pas « essentielles », tant les écarts se creusent au niveau économique, scolaire et social, tant nos capacités démocratiques sont réduites à néant, de même que celles de faire le choix, pour soi-même, de composer avec la question des risques inhérents au fait d’être en vie.

L’être humain n’est pas qu’un ensemble de paramètres quantifiables et médicalisables ; dépourvu de sa créativité, de ses relations et de tous les « interstices » qui font son humanité, il dépérit.

Signataires

Claire Delforge, psychologue clinicienne

Elise Merten, psychologue clinicienne

Katia Winnykamien, accompagnante psychosociale et ergothérapeute

Elodie Querton, sexologue et criminologue clinicienne

Adélie Genot, accompagnatrice psycho-sociale