Open badges et reconnaissance professionnelle

« Adieu diplômes, voici les badges ! » titre un article du Figaro Étudiant en 2012. De quoi s’agit-il et quel est donc le nouveau prétendant au remplacement de ces diplômes qui, depuis des décennies, suscitent en France tant de réactions ambivalentes, de la révérence à la détestation ? D’un point de vue technique, un Open Badge est une image numérique qui permet d’objectiver la reconnaissance d’un savoir, d’une compétence, d’un savoir-être, d’une expérience ou même d’une pratique. Y sont enregistrées un certain nombre d’informations telles que l’identité du récepteur du badge, celle de l’émetteur, les critères d’attribution du badge et les preuves justifiant de son attribution. Introduits par la fondation Mozilla [1] en 2011, les open badges ont connu un succès rapide. L’enjeu, affirmé dès le départ par la fondation, est de déplacer le centre de gravité du pouvoir de la reconnaissance des institutions vers les individus, en contestant le quasi-monopole des certificateurs dans la reconnaissance des apprentissages, surtout lorsqu’il s’agit d’apprentissages informels.

D’une certaine façon, c’est la logique du peer to peer qui pénètre la sphère de la reconnaissance, ce qui suscite des questions assez vertigineuses. En 2021, l’histoire des badges n’en est encore qu’à ses débuts et la grande diversité des usages qui en sont faits explique sans doute leur essor, tout en suscitant une certaine perplexité sur les perspectives qu’ils offrent. C’est cette perplexité qui nous incite à faire le point sur ce mouvement naissant, les formes qu’il prend, les espoirs et les interrogations qu’il suscite. Nous tenterons d’abord de mettre en perspective le mouvement des open badges par rapport à l’expérience plus ancienne des arbres de connaissance. Nous nous demanderons ensuite qui sont les acteurs des open badges aujourd’hui et pourquoi l’État s’y intéresse au point de leur faire place comme outil pertinent dans la politique de formation professionnelle. Nous utiliserons enfin une cartographie critique des usages des open badges, proposée dans une démarche réflexive par l’un de ses principaux promoteurs en France, afin d’apprécier différents usages effectifs des badges quant à leur intérêt, leurs limites et les risques qu’ils soulèvent.

Des arbres de connaissance aux open badges

S’ils s’inscrivent dans le sillage de la communauté du Libre, l’enjeu de reconnaissance des apprentissages informels auquel les open badges tentent de répondre est bien antérieur au développement du numérique. Sans remonter trop loin dans le temps, on peut lire une parenté entre la démarche des « arbres de connaissance » élaborée au début des années 1990 et le mouvement actuel des open badges.

C’est face à la logique jugée excluante du diplôme que germe l’idée des Arbres de connaissance, entre novembre 1991 et février 1992, à l’occasion des travaux d’une mission confiée à Michel Serres sur l’université à distance, dont les deux auteurs (Michel Authier et Pierre Lévy) ont été membres. Josiane Teissier précise : cette idée « visait à une rupture centrale par rapport au diplôme comme norme sociale de la relation emploi-formation. Il s’agissait de créer des dispositifs, par lesquels la réalité des savoirs et savoir-faire de chacun, quel que soit leur mode d’acquisition, puisse être rendue visible. » [3]

La démarche de construction d’un arbre de connaissances comprend en théorie trois étapes. Il s’agit d’abord de définir collectivement l’objectif poursuivi par l’usage d’un arbre de connaissances, d’élaborer une charte d’usage et d’édicter les règles de construction et d’attribution des brevets. Arrive ensuite la phase de construction au cours de laquelle est constituée une première base de brevets à partir d’un groupe initial de personnes. L’arbre commence à se dessiner avec les blasons (ensemble des brevets) de ces premières personnes impliquées. Ensuite la démarche peut être ouverte à d’autres qui peuvent à leur tour obtenir des blasons en respectant les règles édictées, mais aussi déposer de nouveaux brevets s’ils estiment que ceux existants ne suffisent pas. Chaque membre du collectif dispose ainsi de plusieurs possibilités pour intervenir : il peut être partie prenante dans la définition du projet en co-construisant les règles du jeu ; il peut déposer des brevets nouveaux, ce qui suppose un véritable travail d’analyse, tout en s’inscrivant dans les règles communes ; il peut simplement s’attribuer des brevets, dans le respect des procédures et critères qui ont été définis par le groupe.

Comme le constate Josiane Teissier, « paradoxalement, ce ne sont pas les experts du bilan qui ont d’abord expérimenté mais plutôt les organismes de formation et d’insertion professionnelle pour les publics dits en difficulté, en référence fréquente aux "histoires de vie" (Gaston Pinaud) et "portefeuilles de compétences" (Ginette Robin), dans l’alternative qu’ils opposent à la logique "excluante" des diplômes. » (Ibid.) Elle l’explique par la culture des professionnels, les organismes de formation et d’insertion étant davantage orientés vers des approches collectives, telle que celle requise par l’édification d’un arbre. Les pédagogues aussi ont vu l’intérêt de cette démarche, tant pour valoriser les savoirs et pouvoirs d’action déjà acquis que pour privilégier l’exploration et le questionnement comme fondements de l’apprentissage coopératif.

Le Livre blanc européen de 1996 Enseigner et apprendre, vers la société cognitive, sous la houlette d’Édith Cresson, reprend largement cette philosophie, sans parler nommément des arbres de connaissance. Bien qu’ils ne s’en réclament pas explicitement, les pionniers des Open Badges s’inscrivent dans une démarche similaire : « développer un outil au service de la reconnaissance de la personne en rendant visible les apprentissages informels, mais aussi ses compétences, réalisations, engagements, valeurs et aspirations » [4].

Serge Ravet, expert engagé dans la diffusion des Open badges en France, relate que l’idée est née de la rencontre des fondations Mozilla et MacArthur [5] avec les travaux de recherche d’Erin Knight, la fondatrice du projet Mozilla Open Badges. C’est à Barcelone, au cours du Festival Mozilla 2010, que les premiers prototypes d’Open Badges ont été produits.

La Fondation Mozilla porte l’ambition de développer un écosystème d’accréditation et de reconnaissance : « un écosystème de badge est une pièce manquante essentielle afin de parvenir à connecter les divers apprentissages à la diversité des apprenants et traduire cet apprentissage en un outil puissant pour trouver des emplois, rejoindre des communautés de pratique, démontrer des compétences ou rechercher de nouvelles opportunités d’apprentissages. » [6].

Les open badges prennent appui sur le peer to peer. Ils se déploient de fait au point de rencontre entre la tradition de l’éducation populaire et la culture du peer to peer: « Ce postulat concerne les affinités de l’éducation populaire avec les usages rendus possibles par internet et notamment le web 2.0 : échanges et co-construction des savoirs, information alternative, expression individuelle mais aussi collective et collaborative, formes diverses de réappropriation de la culture de masse, pratiques en amateur, esquisses de contre-pouvoir, auto-organisation, formes d’économie alternative, sans parler de l’extraordinaire développement du logiciel libre sous-tendu par l’intelligence collective. » [7]

À partir de ces initiatives pionnières, le milieu se structure : En 2014 est lancée la Badge Alliance, réseau d’organisations et de personnes travaillant à la création et la promotion d’un écosystème ouvert, mettant l’accent sur l’agence (agency en anglais) des apprenants et l’innovation. L’Open Recognition Alliance naît en 2016, suite à la publication de la Bologna Open Recognition Declaration.

Qui sont les acteurs des Open Badges ?

Open badges et reconnaissance professionnelle

Les acteurs engagés dans la promotion et la diffusion des open badges se situent à la charnière entre deux mondes sociaux : les milieux du numérique, plus précisément le monde du Logiciel Libre, et les milieux éducatifs, en particulier le domaine de l’ingénierie pédagogique et le mouvement de l’éducation populaire.

Ainsi, la responsable du projet au sein de la fondation Mozilla, est diplômée en psychologie et spécialisée dans les interactions entre humains et ordinateurs. Dans l’hexagone, c’est l’association Reconnaître, branche française de l’Open Recognition Alliance, qui joue un rôle moteur dans la diffusion des open badges. Son Président a suivi une formation initiale en informatique avant d’acquérir une double expertise, technologique et pédagogique, à travers de nombreux projets internationaux. Il est aussi l’un des fondateurs de l’European Institute for E-Learning (EIfEL) et dirigeant d’un cabinet de conseil spécialisé dans l’apprentissage et l’évaluation fondés sur les compétences. Parmi les autres membres de Reconnaître, l’un est consultant-formateur en ingénierie pédagogique. Un autre est délégué régional au numérique auprès des autorités académiques en Normandie, après 10 années d’expérience en tant qu’enseignant dans le domaine des technologies de l’information liées à l’enseignement. De son côté, Claire Héber-Suffrin vient plutôt de la mouvance de l’éducation populaire où elle a mobilisé son expérience pédagogique (liée au Mouvement Freinet) pour créer le premier Réseau d’échanges réciproques de connaissances (RERS), dans les années 1970. Elle obtient ensuite un doctorat en psychosociologie des groupes en éducation et formation, tout en œuvrant au développement des RERS. Son expertise est reconnue dans le domaine de la réciprocité en éducation et formation.

Au-delà de ce noyau militant, qui s’intéresse aux Open Badges ? À en juger par la participation aux réunions organisées par l’association Reconnaître en vue de disséminer sur le territoire la démarche des Open Badges, on retrouve une forte majorité de membres de la communauté éducative (enseignants, membres de la Ligue de l’enseignement, conseillers en éducation populaire), à la recherche de pratiques innovantes. Les projets territoriaux rassemblent aussi au premier chef des universitaires, des enseignants, des éducateurs, mais aussi des organismes tels que les fablabs, les structures de l’IAE (Insertion par l’activité économique), les CIBC (Centres interinstitutionnels de bilans de compétences) ou le réseau des APP (Ateliers de pédagogie personnalisée).

S’ils s’inscrivent par leur philosophie dans le sillage des arbres de connaissance, les open badges sont enfants du numérique. Ils se targuent en particulier d’être infalsifiables, vérifiables et révocables, à la différence des diplômes. L’open badge apparaît aussi plus flexible que les blasons des arbres de connaissance : à « granularité variable », il peut aussi prendre sens en s’inscrivant dans une collection (par exemple lorsque le badge valide simplement la participation à un événement). Il autorise en réalité une très grande diversité d’usages.

Un nouveau converti aux Open Badges, l’État

Ce mouvement d’expansion des badges va conduire les pouvoirs publics à s’y intéresser pour notamment répondre aux critiques de plus en plus fréquentes adressées au système de formation professionnelle. Déconnectée du travail au profit du stage réalisé à l’extérieur de l’entreprise, la formation s’est montrée excluante, permettant aux actifs les mieux situés sur le marché du travail d’entretenir leur capital de connaissance pour mieux asseoir leur position sociale. C’est à partir des années 2000 que les acteurs de la formation professionnelle vont chercher à inverser la tendance pour favoriser l’accès à la formation aux personnes situées aux marges de l’emploi : les demandeurs d’emploi mais aussi les salariés des TPE, les personnes sous contrats précaires, les jeunes en primo insertion, et plus généralement les personnes peu qualifiées et non diplômées. L’engouement des pouvoirs publics pour les open badges ne peut se comprendre sans référence à cette volonté de transformation du système de formation professionnelle. L’attention portée à ces publics disqualifiés par rapport à l’emploi et à la formation suppose de repenser la façon de concevoir la formation, d’acquérir et de valoriser des savoirs informels, de transformer les pratiques pédagogiques afin d’encourager les personnes à se former. Les marqueurs sociaux que constituent, le diplôme, le CV, ces peaux d’ânes de l’identité auxquelles faisaient référence Michel Serres, vont devoir composer avec de nouvelles formes de valorisation et de reconnaissance des savoirs. En France, la VAE instaurée en 2002 marque une rupture dans la façon de penser la formation par la reconnaissance des savoirs informels incorporés dans la pratique d’une activité professionnelle, bénévole, associative, et qui peuvent ouvrir droit à l’acquisition d’un diplôme. Elle a été présentée comme une petite révolution dans le système de formation professionnelle, un moyen de réparer des injustices sociales en offrant à tous ceux et celles qui travaillent la possibilité de transformer leur expérience en diplôme. Toutefois, les évaluations conduites autour de la VAE ont montré que la transformation de l’expérience en diplôme reste une opération hasardeuse, tant la confrontation entre l’expérience du candidat.e et les référentiels de certification reste une opération coûteuse et laborieuse pour les personnes concernées [8].

La VAE critiquée pour avoir prolongé la valeur accordée aux référentiels sans les adapter aux pratiques émergentes qui se donnent à voir dans le quotidien de l’activité de travail, fait écho aux critiques dont les badges de compétences font parfois l’objet. Reste que l’on peut voir dans ces badges le prolongement d’une nouvelle forme de VAE qui réinterroge le type de reconnaissance, formelle ou pas, des savoirs informels. C’est la raison pour laquelle les pouvoirs se sont montrés particulièrement ouverts aux expériences qui se sont développés autour des open badges. La réforme intervenue en 2018 qui veut rapprocher l’acte de formation de l’entreprise en développant par exemple la formation en situation de travail et la reconnaissance de savoirs informels offre un cadre propice à l’accueil de ces pratiques d’acteurs venus d’horizons professionnels divers. Le « Programme d’Investissements dans les Compétences » (PIC) instauré par le gouvernement la même année en direction des personnes éloignées de l’emploi et des jeunes faiblement qualifiés a du reste cherché, par les appels à projets lancés sur des programmes dits innovants, à se rapprocher des acteurs intervenant dans la mouvance des open badges. Des consortiums ont été financés par le PIC pour mêler, dans les expérimentations déployées, les « nouveaux » acteurs, présentés précédemment, à ceux plus traditionnels de l’insertion et de la formation. Le programme 100 % inclusion, la fabrique de la remobilisation lancée en 2018 nous paraît emblématique des enjeux portés par le PIC et de la rencontre de ces différents milieux. Cet appel à expérimentation s’inscrit dans une logique de recherche et développement pour susciter de nouveaux formats d’accompagnement et de coaching. Il s’agirait, comme énoncé dans l’appel à projets « de tirer profit d’une diversité de situations d’apprentissage (par la recherche, l’engagement civique, solidaire ou associatif, la création collective d’activité, le sport, la culture …) et de modalités pédagogiques (enseignements de pairs à pairs, pédagogie inversée, mix learning, …) pour assurer la montée en compétences des bénéficiaires et leur accès à l’emploi ou l’activité, par des voies qui leur soient adaptées ». Les open badges font largement partie des projets qui vont être expérimentés dans le cadre des propositions de parcours retenues. De la même façon, certaines régions ont de leur côté financé dans le cadre du PIC des expérimentations visant à mettre en place des badges de compétences (Normandie, Bourgogne Franche Comté) à leur échelle. L’absence d’évaluation de ces badges de compétence, qui ne permet donc pas à ce jour d’analyser leur potentiel de mobilisation et d’accès à l’emploi, s’accompagne néanmoins d’une pluralité d’usages possibles déjà repérables dans les propositions retenues. Il est possible de fournir une première vision de cette diversité à travers l’approche théorique que S. Ravet a développée pour souligner la variété des enjeux en présence [9].

Pluralité des usages et des enjeux associés

L’auteur identifie quatre usages possibles des badges à partir de deux axes : l’axe vertical oppose une reconnaissance formelle portée par une institution préconstituée à une reconnaissance non formelle portée par une communauté autodésignée/instituée à partir d’un projet commun. L’axe horizontal vient distinguer le type de reconnaissance selon qu’il soit tourné vers le passé pour sanctionner uniquement des acquis de divers ordres, ou vers l’avenir pour doter cette reconnaissance d’une capacité à se projeter dans le futur. Il en découle une typologie en 4 usages possibles des badges dont la valeur heuristique tient en la capacité de pouvoir graduer leur portée opérationnelle. On peut ainsi opposer le badge inclusif permettant de renforcer l’identité d’une collectivité à partir de pratiques communes sans autre volonté de changement, à un badge instrumental visant à reconnaître formellement des acquis dans le but de transformer la situation initiale de la personne, à des fins d’insertion professionnelle par exemple. L’image emblématique de ces deux formes d’usage revient à opposer respectivement le badge scout au badge tremplin, pour reprendre les deux exemples cités par S. Ravet. Ces deux usages comportent leurs propres limites ? Si le badge scout perd de sa valeur hors de la communauté qui lui a donné naissance, le badge tremplin est plutôt soumis au risque de gadgétisation, assorti d’un doute sur la crédibilité du badge. Notons à cet égard que les réticences exprimées par les bénéficiaires de programmes de formation PIC 100% inclusion comportant des badges, outre la méfiance à l’égard de l’objet numérique, concernent au premier chef la « gadgétisation » de la reconnaissance acquise.

Sur les deux derniers cadrans s’opposent des badges normatifs orientés vers le passé (sud/ouest) aux badges visant à renforcer le pouvoir d’agir des personnes (Nord/est). Les premiers intègrent des apprentissages informels par des voies formelles. On peut penser ici au rôle des référentiels de compétence qui vise à formaliser l’informel en convertissant des pratiques, des connaissances en certifications, titres, diplômes. Cet usage des badges reste toutefois statique sans inscrire la reconnaissance obtenue dans un processus de mobilité sociale, professionnelle. La validation des acquis de l’expérience, processus incorporable dans un badge numérique, telle qu’elle s’est développée en France, pourrait venir illustrer ce type d’usage. Si la reconnaissance de savoirs nouveaux, informels, issus de l’expérience a permis de renforcer la valeur attribuée au travail des personnes, d’améliorer l’image qu’elles avaient d’elles-mêmes et de leur place dans la société, elle n’a pas pour autant permis d’outiller les personnes, de modifier en profondeur leur trajectoire personnelle ou professionnelle. Le processus de référencement des pratiques sur des compétences pré établies par les acteurs institutionnels aurait ainsi digéré les savoirs informels sans autre forme de mobilité sociale. On peut aussi classer dans ce cadran la délivrance des micro crédits et nano diplômes, ces peaux d’âne en miniature. L’usage de l’open badge comme micro-certification s’est ainsi répandu rapidement, en particulier dans le monde anglo-saxon, permettant à différentes institutions de rendre visible le travail qu’elles effectuent auprès de leur public ou encore les ressources détenues au sein de leur collectif.

À l’autre bout de l’axe, les badges qui entendent accroître la capacité d’agir viendraient prendre l’exact contrepied des badges normatifs et ainsi « renverser la table » par des formes de reconnaissances informelles adossées au peer to peer et tournées vers le changement et l’avenir : il s’agit de laisser la philosophie du peer to peer venir percuter les hiérarchies instituées, disputer aux instances autorisées le monopole du pouvoir de validation pour développer des formes de reconnaissance mutuelle au sein de communautés de pratiques. La plateforme Open Badge Factory a ainsi introduit une nouvelle fonctionnalité pour permettre à tout un chacun de créer ses propres badges (ou selfie badges), rompant ainsi avec la séparation de fait entre producteurs et détenteurs de badges. Mais en l’absence d’une autorité certificatrice légitime, la valeur de ces badges dépend à l’évidence de leur endossement par d’autres. Les pratiques d’endossement jouent donc un rôle déterminant pour asseoir la crédibilité et, par conséquent, l’intérêt de ces badges. Or, ces pratiques ne peuvent être pensées indépendamment des relations de pouvoir entre les personnes : si, pour une raison quelconque, je me trouve dans une relation de dépendance à l’égard de quelqu’un, vais-je lui refuser d’endosser un badge auquel il prétend, quand bien même je ne suis pas convaincu que cela soit justifié ? Le directeur adjoint d’une mission locale rencontré pour les besoins du présent article met l’accent sur cet aspect crucial qu’il juge absent des débats : « Pour moi, le gros impensé théorique de la valorisation, c’est qu’ils ne discutent jamais des rapports de force qu’il y a dans la valorisation, comme s’il était bon, logique et normal de se reconnaître ! Qu’est-ce que cela implique de dire non à quelqu’un qui nous sollicite pour une reconnaissance ? ».

Spécialiste des médias, Henry Jenkins alerte sur un autre risque de l’usage immodéré des badges, celui de tuer l’informel, précisément en le formalisant : « L’apprentissage informel marche parce qu’il est informel ». Une validation trop systématique par les badges ne conduirait-elle pas à standardiser les apprentissages ? L’arrivée des badges dans le monde de l’éducation, relève aussi Jenkins, signe un processus de gamification : la motivation à obtenir un badge peut relever davantage du défi ludique que du désir d’apprentissage. Néanmoins, après avoir identifié différents risques dans l’usage des badges, Jenkins n’en conclut pas qu’il faut les supprimer, mais plutôt les utiliser avec délicatesse afin de préserver « l’écosystème fragile et complexe dans lequel se développe l’apprentissage participatif » [10].

Quels usages des badges par le PIC ? premiers éclairages

Les premiers retours d’expérience dont nous disposons quant à l’usage des badges par le Programme d’Investissement dans les Compétences permettent d’avancer quelques pistes de réflexion en lien avec la typologie présentée ci-dessus. La portée opérationnelle des badges se situe plutôt sur le quadrant droit du graphique ci-dessus et non dans une visée de simple reconnaissance d’apprentissages passés. Ils s’inscrivent donc dans une perspective de mobilité visant à enclencher, faciliter des transitions professionnelles. Les porteurs de projets par lesquels le programme public se déploie situent les badges dans une logique de type instrumental visant à expérimenter des nouvelles modalités d’insertion sur le marché du travail pour des publics qui en sont éloignés. La Ligue de l’enseignement travaille ainsi à la mise en place de badges (de situations, d’engagements, de parcours) devant aider l’apprenant à reprendre confiance en soi et à se raconter positivement au titre de son parcours ou dans le cadre d’un entretien de recrutement. Pour la ligue, l’objectif de cette expérimentation, baptisée « 12 parcours sans couture sur 4 territoires apprenants », est de créer des opportunités d’emplois supplémentaires pour des jeunes peu diplômés et fragiles. Les badges dans leur conception initiale doivent reposer sur un écosystème local fondé sur la confiance et le partage d’informations entre demandeurs d’emploi et employeurs à des fins d’appariement. Les badges fonctionneraient comme une sorte de monnaie locale dont l’échelle de reconnaissance se limiterait aux territoires portés par le projet.

Dans le cadre d’un appel à projet conçu pour favoriser l’intégration professionnelle des réfugiés plusieurs missions locales expérimentent actuellement les badges numériques utilisés comme outil de recrutement. Les badges sont l’occasion d’un retour réflexif des réfugiés sur leurs parcours professionnels pour mettre en évidence des acquis, des qualités pouvant inciter les entreprises à les recruter. L’enjeu consiste également à travailler autrement avec les entreprises, à qualifier leur besoin au plus près des situations de travail, à leur donner envie de rencontrer des candidats qu’elles auraient spontanément exclus de leur périmètre d’embauche ; une façon de répondre aussi à leurs difficultés de recrutement par d’autres modalités de sélection. On touche ici à une des ambitions possibles des OP dont l’objectif consiste également, par ces nouvelles formes de mise en situation, d’accompagnement, à modifier l’orientation et le contenu même des politiques publiques. L’enjeu serait alors d’en modifier les normes sous-jacentes en repensant, par exemple, la façon dont est conçu l’accompagnement des jeunes en mission locale, ou encore en réactualisant les politiques de certification, les référentiels de compétence par une meilleure prise en considération des transformations du travail et des qualifications, pas forcément solubles dans des niveaux de diplôme.

Dix années après leur diffusion en France, les open badges suscitent un engouement manifeste auprès des acteurs qui leur ont donné naissance et plus récemment auprès des décideurs publics. Leur succès grandissant mérite d’y regarder à deux fois avant d’en faire l’alpha et l’oméga des modèles pédagogiques ou des « nouvelles » politiques de formation et d’insertion. Les critiques d’hier sur la VAE, les répertoires de certification, les modalités de reconnaissance des savoirs informels n’ont pas perdu de leur vigueur avec les open badges. Même les acteurs qui ont été partie prenante de leur développement en France font montre de prudence à l’égard de certaines pratiques auxquelles ils peuvent donner lieu. La crainte exprimée renvoie souvent au risque de tuer l’informel par des formes de reconnaissances qui feraient encore la part belle aux catégories administratives, aux divers référentiels de compétence tendant à rabattre les connaissances issues de l’expérience du quotidien à des catégorisations qui les ignorent parfois. De fait, si l’on a pu constater, au plan théorique, une grande variété possible des usages des open badges, en pratique les risques d’instrumentalisation sont bien réels. On le voit déjà poindre dans le cadre de programmes publics ou leur usage vise à satisfaire les attentes des décideurs publics et les objectifs des politiques de l’emploi sans en discuter les fondements nous éloignant ainsi des nombreuses autres motivations qui ont pu présider à l’existence des open badges.