Armor Lux : «Nous sommes des Gaulois qui résistons à l’envahisseur»

La scène pourrait se passer en Bulgarie, en Tunisie, ou même en Inde. Dans une usine éclairée par de puissantes lumières, une centaine de couturières s'activent sur leurs machines. Elles assemblent dans le brouhaha mécanique les pièces du produit phare de l'entreprise : des marinières, ces iconiques tricots blancs rayés de bandes bleues. Portées à l'origine par les quartiers-maîtres et les matelots de la Marine nationale, ces tenues de travail ont connu une seconde jeunesse dans le milieu de la mode à partir des années 80 : Jean Paul Gaultier la réinvente et Etienne Daho, photographié par Pierre et Gilles, arbore la marinière comme un emblème nouvelle vague sur la pochette de l'album La Notte, La Notte (1984). Elle s'éclipse un moment en dehors des côtes bretonnes, puis revient chez les créateurs au début des années 2010. Imitée, transformée, détournée, la marinière originale, elle, est toujours produite aujourd'hui là où elle l'était au siècle dernier : à Quimper, dans le sud du Finistère. Et fait la fierté de l'entreprise Armor Lux, grosse PME de plus de 500 employés.Armor Lux : «Nous sommes des Gaulois qui résistons à l’envahisseur» Armor Lux : «Nous sommes des Gaulois qui résistons à l’envahisseur»

Soucoupe volante

Car malgré la mondialisation, la concurrence des ateliers textiles des pays en voie de développement et les délocalisations, la société, qui souffle cette année ses 80 bougies, a réussi à préserver 40 % de sa production au sein de ses usines au bout de la Bretagne. «Faire du textile à Quimper n'est pas si facile, croyez-moi. C'était un souhait de ses dirigeants actuels, désireux de conserver le savoir-faire là où il est né. On se plaît parfois à se décrire comme des Gaulois qui résistent encore et toujours à l'envahisseur», assure l'un des employés. On le comprend rapidement lorsque l'on interroge les salariés, la première raison pour laquelle on fabrique toujours des vêtements au bout du Finistère est simple : c'est un moyen de revendiquer une identité. Du plus haut au plus bas salaire, tous les employés d'Armor Lux évoquent, pour justifier leur travail, la «défense du patrimoine breton». L'une des plus anciennes salariées, trente-sept ans d'entreprise, se souvient : «Lorsqu'on était plus jeunes à l'école, il y avait marqué sur les murs : "Interdit de parler breton et de cracher par terre." Fabriquer encore des vêtements bretons à Quimper aujourd'hui, c'est une fierté pour nous.»

Le fondateur d'Armor Lux n'a pourtant rien de breton à l'origine : c'est un entrepreneur suisse, Walter Hubacher, qui, en 1938, décide de fonder la marque et d'installer ses ateliers de fabrication dans la préfecture finistérienne. Près de la gare, il fait tourner sa première machine à tricoter des vêtements marins et des sous-vêtements. Dans l'une des deux usines que compte toujours le groupe, la grosse tricoteuse en forme de soucoupe volante est toujours là. Fièrement préservée par Christian d'Hervé, le responsable du lieu. «On l'utilise toujours pour certaines fabrications spécifiques. Elle a tourné la semaine dernière», explique ce dernier. Armor Lux survit à la Seconde Guerre mondiale, puis se développe au cours des Trente Glorieuses. L'entreprise souffre néanmoins d'une image vieillissante au début des années 90. «Pour être honnête, Armor Lux, c'était déjà les vêtements que mettaient nos parents quand ils travaillaient. C'était connu pour être une marque résistante, mais sûrement pas à la mode comme aujourd'hui», se souvient un ancien.

«Dépoussiérer»

En 1993, deux anciens du groupe Bolloré, autre entreprise au patrimoine quimpérois, s'intéressent à la fameuse marinière locale. Jean-Guy Le Floch, fils d'instituteurs et diplômé de Stanford, est le bras droit de Vincent Bolloré. Il a fait la connaissance en classe préparatoire à Rennes de Michel Guéguen, un autre lieutenant du milliardaire breton. «Je m'étais toujours dit que je rentrerais en Bretagne. Que je n'avais pas fait ces études pour être ad vitam à Paris. On avait beaucoup appris grâce à Vincent. Et on s'était dit avec Mich que si on devait faire quelque chose, on le ferait à deux», explique Jean-Guy Le Floch. Les deux entrepreneurs contractent finalement un prêt de 35 millions de francs pour acquérir l'entreprise (60 % des parts pour Le Floch, 40 % pour Guéguen). Avec pour objectif premier de «dépoussiérer la marque».

Armor Lux : «Nous sommes des Gaulois qui résistons à l’envahisseur»

Pour ce faire, ils consultent notamment des cabinets de tendances. «Ils leur ont conseillé de renommer la marque en "Armor Lux Paris", mais ils ont fait tout l'inverse», s'amuse-t-on aujourd'hui dans l'usine textile. Les deux compères décident rapidement de créer des collections saisonnières pour faire évoluer l'image de l'entreprise. «Mais ce qu'on a voulu faire surtout, c'est préserver les emplois. On s'est dit que jamais ici on ne fera de plan social, que si on devait disparaître, ce serait tous ensemble. Dans le Finistère, si vous discutez avec des patrons, c'est comme ça. Ça vient aussi du fait qu'on a longtemps été défavorisés dans la région», explique le président d'Armor Lux. Car à l'époque, la tentation est déjà grande de délocaliser toute la production à l'étranger. «En Inde, le smic en charges patronales est à 150 euros, en France à 2 000 euros, le calcul est vite fait», assure-t-on dans l'usine. Un mouvement qui s'est accéléré en 2005 avec la fin des quotas dans le textile, «la grande cavalerie de l'ouverture au monde», décrit Jean-Guy Le Floch.

Paradoxalement, en souhaitant produire absolument à Quimper, l'entreprise va tout de même délocaliser en partie à l'étranger. Car pour assurer les emplois présents, les deux entrepreneurs cherchent à investir le marché des vêtements professionnels, qu'ils jugent lucratif. Ils obtiennent, en 1998, le contrat de confection des pulls et polos de la Poste. D'autres groupes comme Leroy Merlin, Carrefour ou la SNCF suivront, offrant plus de stabilité à Armor Lux. «Ça représente environ 40 % de notre chiffre d'affaires aujourd'hui», explique-t-on à la direction. Mais pour remporter les appels d'offres, ils doivent être compétitifs, ce que ne leur permettent pas les usines quimpéroises. «Notre boulot a changé à partir de là. Quand, en 2002, on commence à produire tous les vêtements de la Poste, on entre dans la cour des grands, explique un cadre de l'entreprise. Pour pouvoir répondre à l'appel d'offres européen, on devait rivaliser face à d'autres grandes entreprises moins chères que nous. Et donc produire à l'étranger.» Résultat, si les marinières tricotées destinées aux particuliers sont toujours produites à Quimper, les tenues de la Poste, elles, le sont au Maghreb ou en Inde. D'autres tissus particuliers, comme celui des chemises, sont aussi réalisés à l'étranger.

Robot Tefal

Aujourd'hui, avec 90 millions d'euros de chiffre d'affaires annuel et 5 millions d'articles vendus par an, Armor Lux est une entreprise en bonne santé. «On a beaucoup de fonds propres. Et la deuxième usine [construite au début des années 2000 à Quimper, ndlr] sera entièrement remboursée en 2019», affirme Jean-Guy Le Floch. Mais la vigilance reste de mise, notamment face au «virage numérique» que d'autres ont manqué avant eux.

Depuis plusieurs années, le groupe recherche des couturières à embaucher pour assurer sa pérennité. Mais entendre Emmanuel Macron dire qu'il n'y a qu'à «traverser la rue» pour trouver du boulot fait grincer des dents ici : «L'Etat a supprimé le CAP couture, alors les profils se font très rares. On reçoit des CV, on les étudie, on les met à l'essai, mais ce n'est pas toujours simple», explique un cadre. «Pour moi, ils trouveraient plus de monde si les salaires étaient plus élevés, tempère l'une des plus anciennes couturières. Ça fait plus de quarante ans que je travaille ici, et je gagne 1 300 euros. Les salaires évoluent très peu, mis à part les évolutions nationales», explique-t-elle. La direction assure, elle, embaucher «10 % au-dessus du smic» et proposer des évolutions de carrière.

Conséquence de son succès, le groupe n'a pas échappé aux tentatives de récupérations politiques. L'une des plus mémorables est l'œuvre de l'ancien ministre du Redressement productif de François Hollande, prophète du «Made in France», Arnaud Montebourg. Dans le Parisien Magazine en 2012, afin de défendre sa vision,il n'hésite pas à poser habillé d'une marinière Armor Lux avec, dans les bras, un robot Moulinex. Quelques années plus tard, raconté par Jean-Guy Le Floch, l'épisode en devient encore plus savoureux : «J'étais en déplacement en Vendée, mon téléphone sonne plusieurs fois à 7 h 30, 8 heures. Je reçois des messages du type : "Félicitations Jean-Guy pour le Parisien, un super coup." Je ne comprends pas trop de quoi on me parle, j'appelle mon assistante qui m'envoie la photo de la couverture. On n'était pas du tout au courant, il ne nous avait pas prévenus. Mais si on m'avait demandé, je ne pense pas que je l'aurais fait», raconte-t-il. Cette année-là, l'entreprise aurait tout de même vendu 25 % de marinières en plus grâce au ministre.

A ceux qui restent sceptiques quant à l'intérêt de produire à Quimper, les employés d'Armor Lux se plaisent à raconter une anecdote. Au lendemain de la victoire de l'équipe de France à la Coupe du monde, le 15 juillet, il était possible de trouver des marinières brodées de deux étoiles sur le cœur dans les magasins de la ville. C'est le fils de Jean-Guy Le Floch qui en aurait eu l'idée, la production ayant été lancée le jour même à Quimper. L'intéressé confirme et précise : «On a vu un ami de mon fils arriver avec une marinière le soir de la finale. On lui a dit de descendre se faire broder deux étoiles dans les ateliers, ça nous faisait rire. Et le lendemain on s'est renseignés pour une commercialisation, notamment sur le juridique, pour savoir si on ne risquait rien.» A écouter les anciens, c'est bien là tout l'intérêt du «made in local».