Les champagnes préférés d'Eric Beaumard, sommelier et directeur du Cinq, le restaurant trois étoiles du Four Seasons George-V

Rendez-vous au Cinq. Entre deux services. Les tables sont dressées pour le dîner. Nappes immaculées, argenterie, verrerie, lumière naturelle qui s’engouffre à flots par les grandes baies vitrées donnant sur le patio, quelques têtes d’orchidées mauves dans leurs petits ballons de verre transparent sont posées par-ci, par-là pour rappeler le code couleur du moment au George-V. Ballet finement réglé sur la moquette qui amortit les bruits, sommeliers et chefs de rang virevoltent avant le briefing de 17h45. À droite dans l’angle, à la table ronde près de la colonne de marbre au fond du restaurant, Éric Beaumard a tombé la veste pour travailler plus confortablement sur sa carte des vins, épaule et bras droit enroulés dans un vaste carré de cachemire camel.

Éric Beaumard est le personnage clé du Cinq. Il est son directeur général et son chef sommelier. Beaumard, l’incontournable. Beaumard, le «paraœnolo», rigole le bonhomme à l’éclat de rire communicatif qui se compare aux sportifs paralympiques pour la frénésie de compétition qui l’a porté durant quinze ans. Avant d’être appelé par la direction du George-V pour reconstituer la cave en prévision de la réouverture du palace en 1999 suite aux deux années de fermeture pour travaux. Vice-meilleur sommelier au monde, le Breton d’origine qui veille aujourd’hui sur les 50 000 cols d’exception du George-V a commencé sa carrière comme commis avant qu’un accident de moto ne le prive de l’usage de son bras droit. Sa convalescence achevée, il intègre les Maisons de Bricourt, à Cancale.

La reprise est difficile. «J’étais cuisinier, je perdais un bras, je faisais comment, moi ?» Pourquoi ne pas se réorienter vers le vin ? suggère amicalement Olivier Roellinger. Éric Beaumard prend son ami au mot. Marche après marche, il franchit toutes les étapes, se transformant en bête à concours. «J’aimais ça, la compétition. Ça m’a aidé quand même. Quand vous avez un handicap, vous faites comment pour vous en sortir ? Il fallait que j’aie un truc pour me vendre. De 1985 à 2000, j’ai fait quinze ans de concours jusqu’au mondial. Ça stimule».

Meilleur jeune sommelier de France (1987), meilleur sommelier d’Europe (1994), sommelier de l’année (2003), vice-champion du monde (1998), prix Michelin de la sommellerie (2020), etc. Ils sont nombreux parmi ces événements à être sponsorisés par Ruinart. «C’est pour vous dire, je suis piqué !» rigole Éric Beaumard quand on lui parle de champagne. Au George-V, ce sont 25 000 flacons vendus chaque année sur un total de 65 000 bouteilles de vin. Grandes maisons ou cuvées de vignerons, Éric Beaumard les célèbre en «homme libre». C’est-à-dire quand il est «en phase avec elles», qu’il est allé à la rencontre des hommes et des femmes derrière le vin.

Comme il l’a encore fait au mois d’août dans les vignobles champenois en compagnie de son fils, sommelier chez Clarette, bar à vins lancé à Londres par l’héritière de château Margaux, Alexandra Petit-Mentzelopoulos, ou quand il a marié sa fille. «J’avais du Olivier Collin en magnum, du Jacques Diebolt, Fleurs de Passion, aussi en magnum, et le brut de Pol Roger. C’était top ! Soixante bouteilles. Tout est parti. Quand c’est bon, ça ne prend pas de temps». Alors n’en perdons pas, promenons-nous en champagne avec cet érudit de la bulle.

Les champagnes préférés d'Eric Beaumard, sommelier et directeur du Cinq, le restaurant trois étoiles du Four Seasons George-V

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L’offre en matière de champagne a considérablement évolué ces dernières années. Racontez-nous.Concrètement, quand j’ai démarré au milieu des années 1980, le discours était 100 % dédié aux grandes maisons. Nous étions baignés dans les promotions des marques, des grandes cuvées… Voilà, c’est tout. Moi je suis un enfant de Ruinart, j’ai participé à tous les concours Ruinart. Puis, il y a vingt-cinq-trente ans, des garçons ont commencé à faire bouger les lignes. Ils parlaient de terroirs, de communes, proposaient des champagnes différents, d’une véritable identité gustative plus en phase avec l’évolution du consommateur à la recherche de cuvées moins dosées en sucre. Tout à coup, tout cela est devenu beaucoup plus riche.Qui est l’initiateur de ce mouvement ?Le premier, c’est Anselme Selosse. Il est propriétaire de sa terre viticole, il fait son propre travail à la vigne, ses raisins sont issus de son terroir. C’est beaucoup quand même ! Anselme est issu d’une famille de vignerons, travaillait en agriculture raisonnée. Évidemment, c’était un missionnaire. Il est plus simple de travailler 4 hectares de vignes que 200. Souvent les grands vins sont des vins de jardiniers.C’est quand même plus compliqué pour le consommateur de s’y retrouver.Le filtre, c’est le sommelier ou le caviste. Le producteur, l’offre, les sommeliers, les cavistes, tout cela s’est connecté il y a une dizaine d’années. Et les sommeliers américains ont à ce point de vue été très alertes.

Plus rapides que les Français…Oui, et tant mieux pour eux. À partir de là, il y a eu une vraie recherche de l’homme qui fait le vin. Une autre écoute, et peut-être la perception d’un autre travail, plus proche de la terre. Cela ne signifie pas que la grande maison ne propose pas de très, très bonnes cuvées, cela fait partie de son histoire. Ce sont deux philosophies totalement différentes. Nous vendons des grandes maisons, ce n’est pas le débat. Mais elles ont moins besoin que je me fasse leur apôtre. Je préfère défendre des gens qui ont besoin d’être révélés.Vous l’avez senti arriver, ce mouvement ?Oui, très tôt, bien sûr. Mais pour proposer cette offre à la carte du Cinq, tout s’est fait tout doucement, gentiment. J’ai commencé par cinq ou six vignerons, j’en propose une quarantaine maintenant. Aujourd’hui, j’ai toujours au moins un ou deux vignerons parmi les trois propositions à la «vasque» du Cinq. Ne pas le faire serait une hérésie et cela signifierait que je ne suis pas dans le mouvement. Il y a vingt ans, ce n’était pas nécessaire. Désormais, c’est l’inverse.Les clients sont demandeurs ?Bien sûr. Même s’il faut des prescripteurs, des gens qui sachent parler du vigneron qu’ils proposent, sinon le client a peur car il ne sait pas. Tenez hier, à la table 8, j’avais des Brésiliens, gentils comme tout. Je leur ai proposé du Bérêche. Ils n’ont pas osé. Ils ont préféré prendre un Comtes de Champagne de Taittinger. Pourquoi ? Je ne sais pas. Peut-être parce qu’ils ne me connaissaient pas et que je n’avais pas ma grappe épinglée sur ma veste(rires).Au George-V, comment articulez-vous votre panel entre grandes marques et cuvées de vignerons ?Nous vendons 25 000 bouteilles de champagne par an. Il me faut du volume. La marque que j’ai référencée en ce moment, c’est Charles Heidsieck parce que leur champagne me plaît vraiment. Ce sont quasiment 10 000 bouteilles par an, et ils m’en donnent. Quand je parle d’un vigneron comme Bérêche, ce sont de toutes petites quantités. Frédéric Savart à Écueil, c’est une catastrophe pour en avoir ! Si vous lui téléphonez, vous n’aurez pas une quille. Mais si je lui dis «Fred, écoute, tu m’en vends 400 bouteilles et je les mets à la coupe pendant six mois», il fait un effort pour le George-V. Sinon, il n’y a rien. C’est fou.Quelles sont les stars de ce mouvement ?Il y en a beaucoup : Selosse, Savart, Bérêche, Antoine Paillard à Bouzy, Collin, Diebolt, Brochet à Villers-aux-Nœuds. Mais ce sont aussi Laval, Suenen, Pouillon… et puis Jean-Marc Sélèque, que j’adore. C’est la folie ! Paf ! Paf ! Paf ! On est passé d’un truc très ennuyeux à un rapport au vigneron sympathique comme tout. Moi, je n’aime que ça. Quand il n’y a pas quelqu’un derrière la marque, ce n’est pas intéressant. En champagne, on n’avait pas ça. Aujourd’hui, nous -recherchons l’âme vigneronne.Et votre dernier coup de cœur ?Celui que j’ai goûté et qui était merveilleux, c’est Emmanuel Brochet. J’y suis allé au mois d’août, c’était top. Il n’a que 2 hectares. Rien à vendre.Mais être proposé au George-V, c’est un immense coup de projecteur.Bien sûr ! C’est superintéressant pour eux. Mais dans ce cas, on est confronté à la faible production.Qui sont les amateurs de ces cuvées confidentielles ?Les Japonais. Ce sont des fous de champagne. Depuis longtemps.Ils connaissent les petits vignerons ?Mais oui ! Les Américains également. Les étrangers connaissent même plus ces petites maisons que nous.Cela vous est-il arrivé de découvrir une maison en discutant avec vos clients ?Non, tout de même pas. Mais par «radio bouchon», oui, entre vignerons.Vous est-il arrivé qu’une grande maison vous parle d’une plus petite ?Rarement, sauf sous le manteau. Il est encore plus improbable qu’une petite maison me parle d’une grande. À part une ou deux qui font des efforts incroyables comme Roederer qui a le vent en poupe. Parce qu’il y a un vrai travail de la vigne qui est réalisé sur leur propriété. Quand vous êtes vous-même dans les vignes, vous le voyez. Ils ont un discours bio et ils le font. Ils sont respectés par les vignerons.Vous qui avez été féru de concours, en existe-t-il qui sont dédiés exclusivement au champagne ?Ce serait une très bonne idée car le champagne est un vin très élaboré, même si certains prétendent que ce n’est pas du vin. Il faudrait simplement trouver de l’argent et un sponsor.

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