Coronavirus : Comment la presse féminine s'adapte à l'épidémie

En temps normal, la presse féminine essuie déjà régulièrement des critiques pour ses articles beauté ou vêtements. Mais à l’ère du coronavirus et du confinement, certaines de ses pages sont devenues insupportables pour beaucoup d’internautes. « Affligeant ce genre d’articles et cette injonction à rester "fraîche et mince même pendant le confinement" », s’insurge une internaute sur Twitter, rebondissant sur un titre de Vogue, « Comment être belle sans maquillage ? ».

Alors que Grazia offre ses conseils pour « ne pas prendre 3 kg (voire plus) pendant la crise du Coronavirus », ou que Elle explique que « pour l’estime de soi ça compte de ne pas mettre un t-shirt dégueulasse et un jogging. Rester bien ça passe peut-être par mettre une jolie chemise », une internaute commente sur Twitter : « Dans un monde où tout change, sachez que la presse féminine reste fidèle à elle-même et cherche encore à faire culpabiliser les femmes. Pandémie ou non ». Sa publication a été « aimée » plus de 4.000 fois.

La presse féminine continue à faire « comme si »

Les recettes classiques de la presse féminine seraient-elle devenues inaudibles en cette période de confinement ? Pas si sûr. En témoigne notre récent appel à témoignage où de nombreuses lectrices ont aussi confié à 20 Minutes l’importance psychologique pour elles de se maquiller, dans cette période difficile. Mais dans ce contexte exceptionnel, les titres de la presse féminine sont contraints de jouer un délicat numéro d’équilibriste. Et de s'adapter.

Si l’édition de Elle, du 3 avril, était un « spécial jean », qui affichait aussi sous un surtitre « Beauté », « 15 conseils pour effacer l’hiver », celle du 9 avril titrait : « Mode de vie, consommation, conscience écolo, pourquoi la crise doit changer notre rapport au monde ? Mode, durable et désirable, notre dressing idéal ».

« Il y a toujours deux pendants chez Elle : l’actualité d’un côté et la mode, la beauté, le voyage de l’autre, justifie Erin Doherty, la directrice du magazine. Cette bicéphalité de la ligne édito est historique chez nous. On ne va pas redéfinir notre ligne éditoriale. Ne plus faire de mode parce qu’on est en confinement, cela semble absurde : les femmes aiment ça, nous achètent pour ça. Je ne renoncerai jamais à faire des séries mode, nos lectrices en ont besoin. On a multiplié par trois nos abonnements numériques depuis le confinement. Le spécial jeans a été un énorme succès commercial, certains kiosques étaient en rupture de stock. L’appétit pour ce genre de pages est décuplé parce qu’on est frustrées. C’est du plaisir, et en ce moment on en a besoin ».

Dans une période déjà lourde, garder des articles plus légers et qui nous permettent de nous évader apparaît comme une nécessité pour plusieurs des dirigeantes de magazines féminins que nous avons interviewées. Elodie Bousquet, qui dirige la rédaction digitale de Marie-Claire, affirme faire très attention à la diversité dans ses sujets. Mais elle ne veut pas non plus arrêter de faire des articles mode et beauté : « Oui les articles shopping peuvent paraître déconnectés, voire à côté de la plaque car il y a des gens qui travaillent à la mise en colis… Mais ces articles donnent une tendance. On n’est pas obligée d’acheter. Le shopping fait partie de la presse féminine. L’idée n’est pas non plus de prôner un mode de vie ascétique, on a espoir qu’il y ait un après, explique-t-elle. Il y a plein d’initiatives beauté sur les réseaux sociaux et ça ne fait de mal à personne d’aller regarder les tutos de Cut by Fred[un coiffeur] si on a envie de couper sa frange. Et passer 30 minutes à couper sa frange c’est peut-être aussi 30 minutes où on ne pense pas à son angoisse. »

Coronavirus : Comment la presse féminine s'adapte à l'épidémie

Un positionnement éditorial assumé qui ne surprend pas Claire Blandin, historienne des médias, spécialiste de la presse magazine et de la presse féminine : « Ces médias entretiennent la fonction du "comme si", explique-t-elle. Et leur modèle économique contraint leur discours : les annonceurs ne veulent pas être associés à un discours pessimiste. », poursuit la spécialiste qui est aussi professeure en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Paris 13.

Changements de pratiques

Parmi les titres de la presse féminine, certains adoptent toutefois des stratégies différentes. Le Journal des femmes, le premier site féminin en audience internet globale, publiait le 3 avril au soir les dernières infos sur l’impact de la crise sanitaire du Covid -19 et des initiatives solidaires de marques. « La beauté et la mode on ne les traite plus comme avant, ça n’avait pas de sens, car les gens ne peuvent pas sortir dans les magasins. L'article qui a le mieux marché et de loin sur la rubrique mode c'est un tuto pour faire un masque... », commente Ada Mercier, directrice de la rédaction du Journal des Femmes.

« Les injonctions sur “restez présentable !” c’est plutôt pour celles qui télétravaillent et font des visio conf », estime Aurélie Olivesi, maîtresse de conférences à l’université de Lyon 1, spécialiste d’analyse du discours médiatique en études de genre. Autrement dit, pour les femmes des classes supérieures. Mais dans de nombreuses rubriques, la chercheuse note une réelle évolution du discours des magazines féminins depuis le début du confinement.

Progressivement, les articles sur le shopping ont ainsi fait place aux recettes de cuisine et au « do it yourself », à des degrés variés selon les titres. « On reprend les séries mode du magazine (faites il y a plusieurs mois), mais pas d’articles shopping (ceux qui remontent, datent d’avant le confinement). J’en avais commandé un pour la sortie du confinement, c’était une idée lancée en conférence de rédaction, on s’était dit que peut-être certaines lectrices avaient besoin de s’aérer, et en fait je ne l’ai pas publié, c’était pas approprié, en lisant ça n’avait plus de sens » raconte la rédactrice en chef du site d’un magazine féminin, qui a souhaité garder l’anonymat.

« On a arrêté les sélections shopping parce que c’est absurde de montrer des choses qu’on ne peut pas acheter. Presque aucune rubrique ne pouvait fonctionner normalement, même en « mariage » la requête de nos internautes c’était « comment annuler mon mariage ? » », explique Ada Mercier du Journal des Femmes.

Surtout, certains affichent désormais une forme de distance dans leurs articles avec les injonctions liées à l’apparence physique. Voire même s’en moquent totalement, comme Femme actuelle qui nous donne trois bonnes raisons de ne pas s’épiler pendant le confinement, ou Le Journal des femmes, qui suggère d’essayer la « détox maquillage ». Les magazines féminins seraient-ils en train d’adopter une ligne moins branchée sur les apparences, à la faveur du confinement ?

Polyphonie des discours

Une autre tendance observée dans la presse féminine en ces temps de confinement : les tutos maquillage ont fait place aux tutos bien-être. Des « auto-massages stimultants » se sont infiltrés dans la « routine beauté », et les articles sur le « no-bra » ont pullulé. « Chez nous les contenus bien-être et santé ont explosé », confirme la directrice de la rédaction de Marie-Claire. « Les gens ont aussi besoin de sortir de l’info en continu. En beauté on va plutôt se concentrer sur les gestes quotidiens qui nous font nous sentir bien. Comment on prend soin de soi, comment on se sent bien dans sa peau », abonde la rédactrice en chef d’un site de magazine féminin.

Une polyphonie des discours, entre des articles féministes et des choses plus légères, voire des clichés sexistes, qui n’a en réalité rien de nouveau, assure Claire Blandin : « Dans les années 1970 il y avait un édito de Jean Duché [chroniqueur à Elle, un temps au cabinet du général de Gaulle] extrêmement sexiste et trois pages plus loin un article de Benoîte Groult [journaliste, romancière et militante féministe] », assure la chercheuse.

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