Répression des Ouïghours en Chine Du travail forcé dans votre t-shirt ?
Depuis janvier, le Canada interdit toute importation d’articles issus du travail forcé dans la province chinoise du Xinjiang, où les Ouïghours sont ciblés par une politique de répression. Trois mois plus tard, le coton chinois reste omniprésent sur nos étalages. Les détaillants soucieux de garantir un approvisionnement éthique jonglent avec cette question délicate.
Publié le 19 avr. 2021Marc Thibodeau La PresseAgnès Gruda La PresseMal de tête pour les détaillants
Il y a cette casquette portant le sigle d’une équipe sportive bien connue qui attend un client potentiel dans un grand magasin montréalais. Il y a aussi des pyjamas, des robes de nuit, des t-shirts, des cagoules à l’image des « Aristochats » et des collections entières de vêtements prêts pour l’été qui s’en vient.
Une tournée de magasins montréalais permet de constater que les vêtements « Made in China » sont omniprésents sur les étalages des principaux acteurs de ce secteur au Québec.
Aux yeux des défenseurs des Ouïghours, ces musulmans persécutés par Pékin au Xinjiang, dans l’ouest de la Chine, tous ces articles sont suspects.
Le coton qui les compose a de fortes chances, disent-ils, d’avoir été cueilli au Xinjiang, la province qui fournit 85 % du coton chinois, et où plus d’un demi-million d’Ouïghours travaillent sous la contrainte.
Selon un rapport publié en décembre 2020 par le chercheur Adrian Zenz pour le Newlines Institute, au moins 570 000 Ouïghours ont été conscrits à la récolte de coton.
Il existe des preuves de travail forcé relié à tout le coton produit au Xinjiang.
Adrian Zenz, chercheur pour le Newlines Institute
Depuis janvier, le Canada interdit les importations de produits textiles issus du travail forcé au Xinjiang. Mais dans les faits, aucune importation chinoise n’a été interceptée jusqu’à maintenant (voir onglet suivant).
Et les consommateurs n’ont aucun moyen de vérifier si les vêtements qu’ils convoitent ont été fabriqués dans le respect de normes minimales de travail.
Les employés des huit magasins visités par La Presse ignorent généralement tout de ce sujet délicat. À l’exception d’une vendeuse qui s’est dite « choquée par la situation des Ouïghours », la plupart de ceux que nous avons croisés n’en avaient jamais entendu parler. Et même les chaînes qui affichent leur souci de vêtements éthiques occultent la question du travail forcé en Chine.
Dans un magasin, nous avons vu des articles de coton étiqueté comme biologique, recyclé ou produit sans menacer les récifs de corail. Mais il n’existe aucune indication sur les conditions de travail des cueilleurs de coton.
Sujet explosif
Le sujet du coton chinois est explosif. Des entreprises qui se sont prononcées sur le travail forcé au Xinjiang ont eu droit aux foudres de la Chine. Après avoir annoncé qu’elle ne s’approvisionnerait plus en coton provenant du Xinjiang, la chaîne H & M a été prise dans la tourmente. Deux vedettes chinoises, l’acteur Huang Xuan et la chanteuse Victoria Song, qui représentaient la firme suédoise en Chine, ont mis fin à leur contrat, au nom de « l’intérêt national ».
Baidu Maps, la version locale de Google Maps, est allée jusqu’à retirer la position des magasins H & M de ses cartes.
L’entreprise a fini par plier sous la pression. Elle vient de publier un communiqué où elle s’engage à « regagner la confiance des consommateurs » chinois.
D’autres entreprises, comme Inditex, qui exploite l’enseigne Zara, ont également fait amende honorable envers la Chine.
Entre l’arbre et l’écorce
« Les entreprises sont prises entre l’arbre et l’écorce », observe Ari Van Assche, expert de l’économie de la Chine à HEC Montréal.
Si elles ne dénoncent pas la situation au Xinjiang, elles ont une mauvaise image auprès des consommateurs occidentaux. Si elles le font, « elles ont des problèmes avec le gouvernement et le public chinois ».
Le directeur général du Conseil québécois du commerce de détail, Jean-Guy Côté, note que la situation « préoccupe énormément » les membres de l’organisation traitant avec la Chine qui manquent d’informations pour être en mesure de s’assurer qu’aucun coton issu du travail forcé n’est susceptible de se retrouver dans leur chaîne d’approvisionnement.
La réflexion précipitée par la pandémie de COVID-19 quant à la nécessité de diversifier les sources d’approvisionnement, et de « rapprocher » certaines étapes de production, pourrait avoir une incidence dans ce dossier, dit-il.
Silence des entreprises
Pas étonnant que les huit détaillants contactés par La Presse ne se soient pas précipités pour commenter ce sujet délicat. Seul Simons a accepté de nous parler. H & M a indiqué par courriel ne pas avoir de commentaires « à partager ». Et Reitmans a précisé, également par courriel, suivre ce dossier de près.
Nous faisons tout en notre pouvoir pour nous assurer qu’aucune fibre ou produit contesté n’entre dans notre chaîne d’approvisionnement.
Reitmans, dans un courriel
Chez Uniqlo, Walmart, Inditex, Sports Experts et Lululemon, c’est le silence radio. Cette dernière est la seule où l’on n’a trouvé aucun produit fabriqué en Chine.
La LNH, interpellée au sujet d’une casquette vendue chez Walmart avec son imprimatur, a indiqué avoir l’assurance que le produit n’était pas fabriqué au Xinjiang et ne contenait pas de coton originaire de cette région.
En entrevue, Peter Simons, propriétaire des magasins de même nom, s’est dit préoccupé par la situation au Xinjiang. Il assure que son entreprise ne possède aucune usine dans cette région. Et il dit qu’après avoir eu vent du phénomène de travail forcé, en janvier 2020, il a contacté tous ses fournisseurs qui lui ont garanti que leurs fils de coton ne provenaient pas de là.
Peter Simons admet néanmoins que « la traçabilité du coton » l’inquiète.
« Il faut une politique multidimensionnelle, c’est dur à naviguer pour les compagnies, il faut plus de collaboration de la part du gouvernement [canadien] », plaide-t-il.
Situation compliquée
La situation est d’autant plus compliquée que les usines textiles chinoises utilisent aussi du coton importé, souligne Ari Van Assche. Une chemise « Made in China » pourrait bien contenir du coton venu d’ailleurs, par exemple de l’Ouzbékistan.
La responsabilité ultime dans ce dossier revient aux gouvernements, qui doivent exiger des entreprises la mise en place de systèmes de traçabilité fiables, dit Penelope Kyritsis, de la Coalition pour arrêter le travail forcé au Xinjiang.
Elle déplore que les firmes qui utilisent du coton chinois dans leurs produits aient tendance à renvoyer la balle vers leurs fournisseurs lorsqu’elles sont questionnées sur le recours possible au travail forcé.
Elles font le choix de ne pas savoir.
Penelope Kyritsis, de la Coalition pour arrêter le travail forcé au Xinjiang
Mais ce n’est pas facile de remonter toute la chaîne d’approvisionnement, nuance Ari Van Assche. Les chaînes de magasins font affaire avec « les fournisseurs des fournisseurs des fournisseurs ». Facile de perdre le fil de la production…
Impossible traçabilité
Face aux critiques occidentales, la Chine réagit par le déni.
« Les travailleurs de tous les groupes ethniques du Xinjiang choisissent librement leur emploi et signent un contrat conformément à la loi », assure le ministère des Affaires étrangères de la Chine, cité dans un reportage récent de la BBC.
« Le visage souriant de tous les groupes ethniques du Xinjiang sont la réponse la plus puissante aux mensonges et rumeurs propagés par les États-Unis », ajoute le Ministère.
Le consul général de Chine à Montréal, Chen Xueming, affirme dans un message écrit à La Presse que les accusations sur le traitement des Ouïghours relèvent de la « désinformation » destinée à « satisfaire les intérêts géopolitiques des gouvernements et [à] s’engager dans une propagande politique de fausses informations contre la Chine ».
Devant le Conseil des relations internationales de Montréal (CORIM), la semaine dernière, l’ambassadeur de Chine au Canada, Cong Peiwu, a accusé l’Occident, « y compris le Canada », de s’ingérer dans les affaires intérieures chinoises « soi-disant sous le prétexte des droits de la personne » et a martelé qu’il n’y avait là « rien d’un génocide ».
Le régime de Xi Jinping est engagé dans une « lutte contre le terrorisme et la sécession », un combat qui passe notamment par l’éducation.
Vous appelez cela des camps [de rééducation], mais il s’agit d’écoles, dans les faits.
Cong Peiwu, ambassadeur de Chine au Canada
Pékin bloque aussi l’accès au Xinjiang, de manière à rendre les enquêtes de traçabilité du coton quasi impossibles.
« Identifier le travail forcé au Xinjiang représente un défi, puisque plusieurs des outils traditionnels utilisés par les compagnies, comme des audits sur les conditions de travail, ne sont pas efficaces dans ce contexte », écrit le Centre pour les études stratégiques et internationales (CSIS) dans une analyse publiée en 2019.
En s’appuyant sur des témoignages d’ex-ouvriers et détenus ouïghours, le CSIS identifie une trentaine de producteurs de coton ayant recours au travail forcé.
Toutes les usines qui s’affichent comme des « centres de formation professionnelle » ou « d’allègement de la pauvreté » sont, en fait, basées sur le travail forcé.
L’accès au Xinjiang est tellement difficile que Better Cotton Initiative (BCI), un organisme voué à la promotion de la culture éthique de coton, a cessé toute certification de coton venant de cette région et s’est retiré du Xinjiang.
Vilipendé par les autorités chinoises, BCI vient de retirer ses critiques du travail forcé au Xinjiang de son site web. Signe du caractère explosif du dossier, l’organisme a refusé de répondre à nos questions à ce sujet.
Cette absence de mécanismes de vérification fiables incite le CSIS à affirmer que les entreprises devraient refuser d’utiliser tout produit du Xinjiang, point.
Mehmet Tohti, directeur général du Projet de défense des droits des Ouïghours (URAP), établi à Ottawa, va plus loin. Il estime que la vente de produits de coton originaires non seulement du Xinjiang, qui produit 85 % du coton chinois, mais aussi de toute la Chine, est « moralement inacceptable ».
« Les Canadiens achètent ces produits parce qu’ils ne sont pas chers, mais ils ne sont pas chers parce qu’ils sont produits avec du travail forcé, et les profits financent la politique brutale de la Chine », dit-il.
Qui sont les Ouïghours ?
Quelque 11 millions d’Ouïghours vivent dans la province du Xinjiang, dans l’ouest de la Chine. Cette minorité musulmane s’exprime dans une langue proche du turc. Les Ouïghours préfèrent désigner leur région par le nom « Turkestan oriental » – Xinjiang signifiant « terres éloignées » en mandarin.
Le gouvernement chinois tente depuis de nombreuses années de réduire le poids de la minorité ouïghoure au Xinjiang, notamment par des politiques de déplacement de population. Mais depuis 2016, la répression contre les Ouïghours s’est accentuée. Une politique d’internement massif, conduite sous prétexte de « formation professionnelle », a jeté 1 million de personnes en prison. Des campagnes de stérilisation forcée, puis un recours au travail forcé, font partie des outils déployés par Pékin contre cette minorité.
Aux yeux de plusieurs organisations des droits de la personne, cette politique s’apparente à un génocide. Les États-Unis ont dénoncé le génocide des Ouïghours. Au Canada, la Chambre des communes a voté une motion en ce sens.
Deux pays, deux approches
Le Canada et les États-Unis, qui dénoncent le traitement réservé aux Ouïghours par le gouvernement chinois, ont annoncé leur intention de bloquer à leurs frontières tout produit découlant du travail forcé au Xinjiang.
Mais si cette politique a eu des conséquences concrètes sur les importations vers les États-Unis, au Canada, son impact se fait toujours attendre.
Ce qui déçoit Mehmet Tohti, directeur général du Projet pour la défense des droits des Ouïghours (URAP), établi à Ottawa. Il reproche au gouvernement Trudeau d’avoir « lancé la balle aux entreprises en leur demandant de prendre leurs responsabilités », alors que les États-Unis ciblent toutes les importations de coton du Xinjiang et les produits de tomates cultivés massivement dans la région.
Aux yeux des États-Unis, toutes les importations sont présumées coupables, il faut démontrer, preuves en main, qu’elles ne sont pas le fruit du travail forcé, dit le militant ouïghour, selon qui, dans ce dossier, « il faut renverser le fardeau de la preuve ».
La méthode américaine
Le Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis (CBP) a annoncé en janvier la mise en place de mesures spéciales ciblant le coton, les tomates et leurs produits dérivés, qu’ils soient générés dans la région du Xinjiang même ou intégrés à des produits ailleurs en Chine.
En annonçant la décision, l’ex-directeur adjoint du département de la Sécurité intérieure Ken Cuccinelli a déclaré que les autorités ne toléreraient « aucune forme de travail forcé dans les chaînes d’approvisionnement américaines ».
Il a précisé que les importateurs suscitant des soupçons devaient être capables de faire la démonstration que leur produit, de la collecte des matières premières jusqu’à la fin du processus de production, était exempt de tout travail forcé.
La démonstration exigée peut être très détaillée et inclure même des talons de chèque d’employés affectés aux champs pour montrer qu’ils ont bel et bien été rémunérés !
Concrètement, le CBP a désormais le pouvoir de saisir les biens importés sur la foi d’un simple « doute raisonnable » sur leur provenance.
L’administration américaine dispose d’une liste d’entreprises ayant déjà été associées au travail forcé qui a été dressée par le département du Travail et qui est rendue publique.
Penelope Kyritsis, de la Coalition pour arrêter le travail forcé au Xinjiang, note que le système américain constitue un pas dans la bonne direction même s’il ne permet pas systématiquement de déterminer si du coton du Xinjiang a été utilisé.
On ne connaît pas non plus la quantité de produits saisis depuis son introduction, ce qui complique l’évaluation de son efficacité, dit la militante.
« Il faut plus de transparence là aussi », note Mme Kyritsis.
La méthode canadienne
La politique annoncée le 12 janvier par l’ex-ministre des Affaires étrangères François-Philippe Champagne interdit d’importer des biens issus en tout ou en partie du travail forcé.
Elle se détaille en sept mesures, comprenant « des conseils avisés aux entreprises canadiennes », un avis sur la « conduite des affaires avec des entités liées au Xinjiang » et une « sensibilisation accrue à la conduite responsable des entreprises exerçant des activités au Xinjiang ».
Mais pour l’instant, aucun produit importé de Chine n’a encore été intercepté par les autorités canadiennes.
C’est que les outils pour y parvenir ne sont pas encore prêts, selon le ministère du Travail, qui coordonne la politique canadienne en matière de travail forcé en Chine.
Le ministère de l’Emploi et du Développement social collabore actuellement avec l’Agence canadienne des services frontaliers pour préciser les détails de la politique d’interdiction, indique Lars Wessman, directeur des communications au ministère fédéral du Travail.
« On fait du cas par cas »
La politique canadienne reste insuffisante, dit le député du Bloc québécois Alexis Brunelle-Duceppe, selon qui Ottawa aurait intérêt à s’inspirer de ce qui se fait aux États-Unis.
L’approche des États-Unis est efficace, car il suffit de motifs raisonnables pour présumer « une entreprise ou une région coupable, sauf preuve du contraire », dit-il.
« Au Canada, c’est l’inverse, on fait du cas par cas », en présumant de la bonne volonté des entreprises, affirme le député qui vient d’être ciblé par des représailles de Pékin. Vice-président du sous-comité des Communes sur les droits internationaux de la personne, Alexis Brunelle-Duceppe prône le déplacement des Jeux olympiques de Pékin. Conséquence : son nom vient d’être inscrit sur la liste noire des personnes interdites de séjour en Chine.
Le député conservateur Michael Chong, qui vient lui aussi d’être sanctionné par la Chine, croit également que le Canada ne va pas assez loin dans sa lutte contre le travail forcé des Ouïghours. Il prône un embargo sur tout produit de coton ou de tomates originaire du Xinjiang.
« Il faut aussi donner des outils à l’Agence des services frontaliers du Canada », plaide Michael Chong.
Ce à quoi Ottawa rétorque que ces outils sont justement en préparation.