La Presse en Inde Les riches s’enrichissent, les pauvres s’appauvrissent

La pandémie de COVID-19 a fait retomber 230 millions de personnes sous le seuil de la pauvreté en Inde. Pendant ce temps, les marchés boursiers y ont atteint des sommets et la liste des milliardaires s’est allongée.

Publié le 21 août 2021Frédérick Lavoie Collaboration spéciale

Nithin Kamath n’a pas eu grand-chose à faire pour passer du statut de multimillionnaire à celui de milliardaire. L’afflux de nouveaux boursicoteurs sur les marchés indiens – plus de 14 millions depuis le début de la pandémie – s’est chargé de faire exploser la valeur de Zerodha, l’application de courtage dont il est le fondateur, un émule de l’américaine Robinhood.

M. Kamath se montre beaucoup moins enthousiaste que les médias indiens à propos de son inclusion dans la liste des milliardaires du pays, qui est passée de 102 à 140 noms récemment. « Cette étiquette est basée sur une valeur théorique et non pas sur de l’argent réel, souligne-t-il. Dans ma tête, je vaux l’argent que j’ai en banque et non à travers la valeur émotionnelle qu’on donne à mon entreprise. »

La croissance de Zerodha n’a pratiquement rien changé non plus à son mode opératoire, si ce n’est pour le télétravail, une pratique que M. Kamath entend pérenniser. « Nous avions une équipe de 1100 employés quand nous avions 2 millions de clients avant la pandémie, et maintenant que nous en avons 6 millions, notre équipe est toujours de 1100 employés. »

Quand la COVID-19 a frappé, en mars 2020, le gouvernement indien a imposé l’un des confinements les plus sévères de la planète. Depuis, les aléas des mesures restrictives ont fait que l’économie indienne – qui demeure informelle à plus de 80 % – n’a jamais pu retrouver son erre d’aller. Entre avril 2020 et mars 2021, le produit intérieur brut (PIB) du pays a chuté de 7,3 % et des millions d’Indiens se sont retrouvés sans travail.

Durant cette même période, le BSE Sensex, l’indice boursier principal du pays, a été multiplié par 1,8, franchissant pour la première fois de son histoire la barre des 50 000 points en janvier.

Ruée boursière

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Devant la mauvaise santé de l’économie réelle, des investisseurs, petits et grands, se sont tournés vers la Bourse à la recherche de croissance. Les plus jeunes et les plus habiles avec les technologies ont utilisé Zerodha et d’autres applications concurrentes qui permettent de contrôler son portefeuille sans l’intermédiaire d’un courtier.

Les emprunts contractés par le gouvernement pour relancer l’économie ont fait bondir la valeur des actions. Flairant aussi la bonne affaire, les investisseurs étrangers se sont mis de la partie, donnant une autre poussée vers le haut aux indices boursiers indiens.

Or, compte tenu des grandes inégalités déjà présentes dans le pays, seule une petite fraction des Indiens peuvent imaginer un jour investir à la Bourse. Nithin Kamath estime ce bassin de boursicoteurs potentiels à « 70 ou 80 millions », sur une population de 1,35 milliard.

Pour l’écrasante majorité, la pandémie a plutôt signifié une chute draconienne du niveau de vie. Quand La Presse s’est rendue dans des villes et villages des États du Jharkhand, du Bengale-Occidentale et de l’Uttar Pradesh en juillet, le constat était unanime : tout le monde avait vu ses revenus diminuer de manière substantielle au cours de la dernière année et demie. Certaines aides gouvernementales, sous forme alimentaire et plus rarement de transfert bancaire, permettaient de survivre, mais plusieurs avaient dû s’endetter pour joindre les deux bouts.

Pour Duvvuri Subbarao, ex-gouverneur de la Banque de réserve de l’Inde de 2008 à 2013, la stratégie du gouvernement Modi d’investir principalement dans le soutien aux entreprises pour soutenir l’économie durant la pandémie a eu pour conséquence d’exacerber les inégalités.

« On met l’accent sur la croissance, mais moins sur la croissance qui crée des emplois et contribue à réduire la pauvreté », note M. Subbarao, qui s’inquiète aussi du désinvestissement de l’État en santé et en éducation. « Le problème n’est pas tant que les grandes entreprises ont prospéré en raison des décisions de M. Modi, mais que les pauvres n’en ont pas du tout profité. »

De l’avis de M. Subbarao, le risque est maintenant que la reprise économique post-pandémique se fasse en forme de « K », soit que les riches continuent de s’enrichir et les pauvres de s’appauvrir. Déjà, avant la COVID-19, les 10 % d’Indiens les plus fortunés possédaient 80,7 % de la richesse du pays.

« La croissance des inégalités n’est pas qu’un enjeu moral, ajoute-t-il. Elle fait baisser la consommation et mine les perspectives de croissance à long terme. »

Bulle financière

Nithin Kamath s’inquiète aussi des répercussions des inégalités sur l’économie indienne. Il prône d’ailleurs, entre autres mesures, l’adoption d’un impôt sur l’héritage afin que soit mieux redistribuée la richesse dans le pays.

S’il demeure optimiste sur un horizon d’une décennie, M. Kamath estime que l’économie indienne n’est pas au bout de ses peines pour l’instant. Il est évident selon lui que la spéculation des derniers mois a créé une bulle qui menace à tout moment d’éclater. « Il est difficile de dire quand ça arrivera, mais à l’interne, je ne cesse de dire [à mes employés] qu’il faut se préparer à une diminution de 50 % de nos revenus dans la prochaine année et demie. »

Quand cette bulle éclatera, les petits investisseurs perdront beaucoup et risquent de se retirer temporairement des marchés. M. Kamath a néanmoins bon espoir que son entreprise pourra absorber le choc et même demeurer profitable.

Il est toutefois conscient que ceux qui souffriront le plus de l’éclatement de la bulle seront les plus défavorisés de la société. Car si la corrélation entre la santé des marchés et celle de l’économie réelle est grande, elle ne fonctionne le plus souvent qu’à sens unique, rappelle-t-il. « L’économie qui va mal et les marchés qui vont bien, c’est arrivé souvent par le passé. Mais les marchés qui s’écroulent et l’économie qui continue de bien aller, ce n’est jamais arrivé nulle part. »