Afghanistan : "Un fiasco américain par méconnaissance du terrain et idéologie des dirigeants"

Entretien | On attend encore l'annonce du premier gouvernement des talibans, après le départ lundi des troupes américaines. Une page d'Histoire pour l'Afghanistan et les États-Unis, notamment. Et des Occidentaux qui n'ont pas su prendre en compte les spécificités du pays, analyse le géographe Fabrice Balanche.

Mais la montagne en Afghanistan est assez hospitalière puisque de nombreux cours d'eau entaillent le relief et permettent une agriculture intensive de fond de vallée. Et au milieu se trouve un habitat finalement assez dense, sous forme de maisons fortifiées, de villages fortifiés, qui posent le plus de problème aux armées occidentales. Évidemment, la prise de ces "green zone", zones vertes, comme les militaires les appellent, s'apparente à la fois à du combat urbain et à du combat dans la jungle. Parce que les insurgés peuvent se dissimuler derrière les murets, dans les buissons, dans les champs, de maïs en particulier, avec une végétation assez luxuriante en été. Et il est très difficile de les contrôler parce que vous ne pouvez pas rentrer avec des chars, pas utiliser de blindés. C'est donc un combat de fantassins, et pour les armées occidentales très soucieuses de leurs pertes, c'est difficile.

Et quid de la population afghane ?

C'est un pays très rural, avec encore trois-quarts des habitants à la campagne, un quart en ville, et une domination de Kaboul, qui sur 40 millions d'habitants en a 5 millions. Et la ville de Kaboul a triplé en vingt ans. Parce qu'il y a un immense exode rural, une très forte croissance démographique, la population double quasiment tous les vingt ans. C'est aussi cela qui pose problème aux Occidentaux.

Cette population, avec cette forte croissance, ne permet pas de développer le pays. La croissance démographique, finalement, avale tous les bénéfices du développement, créé du ressentiment et pousse vers les talibans ou d'autres groupes islamistes une population frustrée de voir en plus une petite élite occidentalisée bénéficier justement des investissements, bénéficier d'emplois très bien payés dans des ONG, dans des institutions qui font la promotion des droits de l'homme, du développement. Alors que le reste de la population, même à Kaboul, vit dans la misère, dans des banlieues informelles, sous la coupe de chefs de guerre qui empêchent même des investissements parce qu'ils veulent garder la haute main sur cette population.

Mais les Occidentaux n'ont pas saisi toutes ces données ?

Les militaires, confrontés à cette situation, ont découvert tout cela sur le terrain. Ils se sont adaptés et ils ont réussi au départ à contrôler le territoire. Ils considéraient ces données mais ils n'ont pas été écoutés par les politiques, ils ne dirigent pas. Par exemple, le général américain Petraeus, qui a été au début en Afghanistan avant d'être appelé en Irak pour monter sa stratégie de contre-insurrection. Cette stratégie, aux prises avec les réalités du terrain, en utilisant les tribus locales, a fonctionné au début en Afghanistan, en Irak aussi. Mais le souci est qu'il est arrivé trop tard. On l'a appelé au secours pour colmater les brèches quand les politiques se sont retrouvés débordés par l'insurrection, par la faillite de ce qu'ils voulaient mettre en place. Aux États-Unis, entre politiques et militaires, chacun est dans son silo, c'est très marqué. Chacun est dans sa spécialité et on ne communique pas tellement.

Les politiques pensaient naïvement qu'une fois contrôlé le territoire, on éliminerait les talibans. Or, les talibans n'ont pas été éliminés. Ils se sont réfugiés au Pakistan, dans les zones tribales pachtounes, à cheval sur la frontière. Ils se sont réfugiés dans les grottes et les tunnels qui avaient été creusés dans les montagnes. Les dirigeants occidentaux se sont alors dit "maintenant que l'on contrôle le pays, on va lancer un processus de développement, de démocratisation, de modernisation, etc. Et cela a commencé à se gâter, comme en Irak quand on a dissous l'armée et les institutions gouvernementales. On a complètement négligé la structure tribale et la diversité ethnique qui faisaient que réaliser l'unité du pays par la voie démocratique n'était tout simplement pas possible. Parce que l'Afghanistan est un pays qui s'est forgé par la force de ses souverains. C'était une zone tampon formée par les Russes et les Britanniques qui ne voulaient pas entrer en contact au XIXe siècle, les Britanniques voulant empêcher les Russes de déboucher sur l'océan Indien, de contrôler ce que l'on appelle en géopolitique le Rimland, c'est-à-dire le littoral de l'Asie. Cette zone tampon avait des ressources assez limitées et n'intéressait pas grand monde. Et c'est pour cela que le pays a subsisté. Les seuls qui ont réussi à faire plus ou moins l'unité de l'Afghanistan étaient des gens à poigne.

Afghanistan :

Comme en Irak, ou en Syrie, le problème tiendrait donc aussi à des régimes, des valeurs, comme la démocratie ou le droit des femmes, que les Occidentaux ont tendance à vouloir projeter sur tous ces pays ?

Tout à fait. C'est l'héritage de l'idéologie néoconservatrice venue des États-Unis des années 60. Une idéologie plutôt de gauche lorsqu'elle est née, c'est-à-dire vouloir être dans le sens de l'Histoire, promouvoir les droits de l'homme, la démocratie. C'est tout à fait généreux. À l'époque, on était dans la guerre froide et cela s'appliquait surtout aux pays de l'Europe communiste. Après les attentats du 11 septembre, George Bush fils s'est converti au néo-conservatisme et a voulu appliquer en Irak la même théorie qu'en l'Europe de l'Est. On a vu la catastrophe qui en a résulté. Il a voulu aussi l'appliquer, évidemment, à l'Afghanistan.

L'Afghanistan et l'Irak ont vraiment été les laboratoires des néo conservateurs américains pour mettre en place leur politiques. Et les militaires, évidemment, leur faisaient part de leurs réserves. Les militaires essayaient de contrer l'insurrection et les autres voulaient bâtir des institutions modernes et démocratiques. Cela ne marchait pas, cela ne marche pas.

Cette politique du "regime change", de la promotion des droits de l'homme, de la démocratie, sur des sociétés pas du tout prêtes à ces évolutions rapides ne peut aboutir qu'à un rejet, à des frustrations, et donc à une insurrection généralisée contre des libérateurs. En plus des libérateurs armés. Or, même la Révolution française a montré qu'on accueillait difficilement les libérateurs armés.

Certains mettent aussi en question le rôle d'ONG et d'associations occidentales.

Pas toutes les ONG, pas MSF ou celles qui font du médical. Mais celles qui sont arrivées pour faire la promotion des droits de l'homme, du capacity building et autres ont évidemment attiré une jeunesse afghane qui avait soif de modernité, mais aussi par les salaires qu'elles proposaient, grâce aux possibilités de pouvoir s'échapper du pays. Et toutes ces ONG ont prospéré grâce à l'US Aid, aux fonds de l'Union européenne. Elles ont abouti à créer une petite élite urbaine complètement déconnectée de la réalité, qui venait pour la plupart des bonnes familles et qui n'avait que mépris pour la masse paysanne du pays, voire même pour les banlieues informelles autour.

Dans quelle mesure les talibans nouvelle génération pourront continuer à tenir le pays ?

D'abord, ils ont appris de leurs erreurs de la fin des années 90, quand ils étaient au pouvoir en Afghanistan, et ils vont éliminer toute opposition. La première chose qu'ils feront sera d'aller éliminer les opposants dans la vallée du Panchir. Parce que c'est à partir de là, du nord du pays, en s'appuyant sur les Tadjiks, les Ouzbeks, sur les Hazaras, que l'armée américaine a pris finalement le contrôle du pays en 2001 contre les Pachtounes. Donc, ils ont compris que si une partie du territoire leur échappait, à l'avenir, les Occidentaux ou d'autres pourraient avoir envie de l’utiliser contre eux.

Les talibans vont aussi se retrouver confrontés assez rapidement au problème de la croissance démographique du pays. Entre 2000 et 2020, la population a doublé, on est passé de 20 millions à 40 millions d'habitants aujourd'hui. Et ce n'est pas près de s'arrêter, avec un taux de fécondité de 4,5 enfants par femme, avec la moitié des gens qui ont moins de 20 ans. La population devrait encore doubler d'ici 2040, avec un fort exode rural, une explosion de Kaboul. La population de Kaboul a triplé en vingt ans et elle devrait doubler encore dans les dix ans à venir, avec des quartiers informels qui sont majoritaires et s’étendent de façon exponentielle. Les talibans vont devoir gérer la capitale et quelques grandes villes avec des ceintures de misère autour.

Une des clés sera donc leur maillage dans le pays ?

Les talibans viennent essentiellement de l'ethnie pachtoune, les Pachtounes, qui représentent 40% de la population afghane, soit l'ethnie dominante mais pas majoritaire. Les Pachtounes sont divisés en plusieurs clans, plusieurs tribus, et les talibans représentent une espèce de ciment qui permet d'unifier ces différents clans derrière cette idéologie islamiste et même de dépasser l'ethnie pachtoune pour aller chercher chez les Ouzbeks, les Tadjiks et les Turkmènes des alliés. Les seuls rebelles à tout cela sont les Hazaras, chiites et qui habitent le centre du pays, à l'ouest de Kaboul. Eux vont vraiment être les victimes des talibans, mais tout dépendra du deal que les talibans passeront avec l'Iran parce que l'Iran veut protéger les Hazaras.

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Avec encore de grands mouvements de population ?

Une fois que les talibans ont le pouvoir, ils appliquent leur idéologie islamiste. Et tous ceux qui n'adhèrent pas à l'idéologie vont se faire éliminer ou choisiront de partir. Cela peut toucher des minorités ou certaines catégories sociales : les ingénieurs, les médecins, les enseignants, etc. Les femmes vont être reléguées au rôle de mère de famille. Le problème est que les femmes ne peuvent guère prendre le chemin de l'exil seules. Ce n'est pas évident. Dans un premier temps, les hommes partent et ils font ensuite venir les femmes.

Cela peut être des clans ou des ethnies comme les Hazaras, beaucoup sont déjà réfugiés en Iran. Et, de toute façon, avec une telle croissance démographique dans un pays où les ressources sont quand même limitées, vous ne pouvez avoir qu'une forte émigration. Vers l'Iran, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan, les pays qui sont au Nord. Les anti-talibans auront du mal à passer par le Pakistan parce que c'est la région pachtoune.

Et il ne faut pas oublier une troisième catégorie : les vengeances familiales. Une partie de la population afghane dont cette fameuse ancienne alliance du Nord ont participé par le passé à la répression anti-talibans avec l'aide de l'armée américaine. Des gens ont été tués, il y a eu des exactions, des femmes violées, dans une société où le code de l'honneur est extrêmement fort et où la loi du talion s'applique. Si vous êtes un taliban et que vous rentrez dans votre village, vous allez donc chercher à venger votre cousin, votre oncle, qui a été tué par la milice tadjik du village voisin, qui en a profité aussi pour pousser le clan pachtoune auquel vous appartenez, lui piquer ses terres et qui a commis quelques crimes. C'est ce que l'on observe un petit peu partout aujourd'hui. Les talibans reviennent dans leur province, leurs villages, et des gens sont éliminés parce que c'est la loi du talion. Tous ces gens ont intérêt à partir parce qu'ils savent que leur vie est en jeu. Même s'ils sont islamistes, même s'ils sont pachtounes, la vengeance familiale est un processus terrible. C'est la même chose en Irak et en Syrie.

Avec la collaboration d'Audrey Dugast