Renaud Girard: «En 2021, Joe Biden n'a fait que prolonger la politique de Donald Trump»

FIGAROVOX. - Quel bilan peut-on tirer des débuts de Joe Biden à la présidence des États-Unis ? A-t-il réussi à s'imposer comme le chef d'une coalition des démocraties, comme il l'ambitionnait ?

Renaud GIRARD. - En y mettant parfois davantage de formes, Joe Biden ne fait que prolonger la politique étrangère de son prédécesseur, qui est America First. Biden a dit qu'il faisait une politique étrangère pour les classes moyennes américaines. C'est une phrase que Donald Trump aurait très bien pu prononcer. Dans sa politique étrangère, l'Amérique a décidé de se concentrer sur son match historique avec la Chine. Voilà pourquoi, à part le soutien indéfectible à Israël, elle ne montre plus guère d'intérêt pour le Moyen-Orient compliqué. Elle montre encore moins d'intérêt pour l'Afrique, qu'elle perçoit, à travers une sorte de brouillard intellectuel, comme un continent désespérant, fait de violences, de dictatures, de guerres civiles, d'économies informelles. En revanche, le match avec la Chine est un match que les classes moyennes américaines comprennent parfaitement. Avec toute son intelligence, toutes ses forces, toute son énergie, toute sa ruse, l'Amérique va tout faire pour empêcher la Chine de lui ravir la première place du podium mondial dans les sphères géopolitiques, technologique et financière. La Chine considère que les Américains sont des intrus en Asie. Elle cherche à les en chasser. Mais les Américains ne sont pas prêts à accepter la perspective d'un tel évincement. Coûte que coûte, ils veulent conserver une position de leader en Asie-Pacifique.

Quant à votre seconde question, je ne crois pas que les populations des pays démocratiques voient dans Joe Biden leur grand protecteur. Elles ont médité la leçon de son départ précipité d'Afghanistan. Elles ont réalisé son indifférence foncière au sort des femmes afghanes et à celui des étudiants pro-occidentaux de Kaboul. Les Français, quant à eux, se sentent davantage méprisés que protégés par Biden, notamment après l'affaire des sous-marins australiens - mais cela est marginal. Ce qui est sûr, en revanche, c'est que Joe Biden est en train de construire, en Asie-Pacifique, une coalition des démocraties contre la Chine. Ses membres les plus importants en sont les États-Unis, le Japon, la Corée du Sud, l'Inde et l'Australie.

Sa politique étrangère est-elle radicalement différente de son prédécesseur ?

Elle ne l'est pas puisqu'elle la prolonge. On dit que Trump était plus doux que lui envers la Russie. Mais c'est faux. Jamais autant de nouvelles sanctions américaines n'ont été créées contre la Russie que sous l'administration Trump.

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L'année 2021 a été marquée par la prise de Kaboul par les talibans, cet évènement symbolise-t-il l'échec de l'Occident ? En quoi ?

Pour bien saisir l'histoire récente de l'Afghanistan, il faut comprendre qu'il y a eu là-bas deux guerres occidentales et non pas une seule. La première, fort courte, a commencé le 7 octobre 2001 contre le régime des talibans après qu'il eut refusé de donner Ben Laden aux Américains. Cette guerre s'est achevée au mois de novembre 2001, avec la chute de Kaboul aux mains des forces de l'Alliance du nord, alliées de l'Amérique et financées par elle. Les forces spéciales américaines ont ensuite nettoyé tous les nids de combattants arabes islamistes internationalistes. Les dirigeants talibans sont allés se réfugier au Pakistan. Mais l'Amérique a négligé d'exiger d'Islamabad une purge complète du mouvement taliban.

Ivres d'une victoire aussi rapide et éclatante dans les grandes villes afghanes, les Américains ont ensuite convoqué une conférence internationale sur l'Afghanistan à Bonn. Là, le 5 décembre 2001, ils ont commis le péché d'hubris, la démesure géopolitique déjà analysée par les Grecs il y a 2400 ans. Ils ont annoncé qu'ils allaient «reconstruire, démocratiser, développer» l'Afghanistan. C'était beau comme la «mission civilisatrice de la colonisation» de Jules Ferry. Sauf que les Occidentaux n'ont plus les moyens moraux, diplomatiques, politiques et humains pour accomplir une telle mission.

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La reconstruction de l'Afghanistan a été confiée à l'OTAN, qui a implanté partout des PRT (Provincial Reconstruction Teams). Mais au bout de quatre ans, les paysans afghans en ont eu assez de la corruption du gouvernement de Kaboul mis en place par Washington et ils n'ont plus supporté de voir des étrangers en armes patrouiller chez eux. Surfant sur ce mouvement de mécontentement, les talibans sont revenus petit à petit. Les Occidentaux n'ont pas trouvé la recette pour contrer ce mouvement ; puis ils ont perdu patience ; puis ils sont partis abruptement, abandonnant leur chantier non achevé. L'aventure afghane a signé la mort du mouvement néoconservateur, qui met la démocratie au-dessus de la paix, au point de croire qu'on peut l'imposer par la force.

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Vous avez dénoncé l'hypocrisie des Européens dans la crise migratoire à la frontière polonaise. Pourquoi l'UE ne réussit-elle pas à dire au monde combien de migrants elle est disposée à accueillir ? Comment sortir du chantage permanent des autres États sur la question migratoire ?

La décision la plus cruciale fut celle d'Angela Merkel, le 31 août 2015. Ce jour-là, sous le coup de l'émotion, après la noyade d'un garçonnet sur une côte turque, la Chancelière décida d'ouvrir grand les frontières de l'Allemagne aux migrants, pour la plupart venus du Moyen-Orient. C'est une décision historique, que la dirigeante allemande a prise seule, sans consulter son Parlement, ni ses partenaires européens. Elle a donné un signal extrêmement fort à des centaines de millions de miséreux, à travers l'Asie centrale, le Moyen-Orient et l'Afrique : si vous parvenez à atteindre le territoire européen, on vous trouvera un logement, on éduquera et on soignera gratuitement votre famille, et vous recevrez une allocation représentant dix fois le montant du salaire que vous percevriez chez vous en travaillant. Voilà pourquoi autant de jeunes hommes se lancent dans l'aventure, malgré ses dangers évidents, et les sommes importantes qu'il faut réunir pour payer les réseaux mafieux de passeurs.

L'UE ne dit pas combien de migrants elle serait prête à accueillir par an parce que ses membres ne s'accordent pas sur cette question. Les pays du groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie) sont les plus réticents à recevoir chez eux des personnes non-européennes. En 2015, ils ont dit publiquement qu'ils ne souhaitaient prendre que des chrétiens parmi les réfugiés des crises du Moyen-Orient. Ce sont des pays qui considèrent que l'assimilation des immigrés musulmans en Europe occidentale n'a pas réussi. Attachés à leurs traditions chrétiennes, ils dénoncent ce qu'ils appellent l'islamisation rampante de l'Europe et ils ne sont pas disposés à y participer.

Dans les autres pays de l'UE, la question migratoire n'a jamais eu droit à un véritable débat démocratique. Les populations n'ont jamais été consultées pour savoir si elles veulent ou non vivre dans une société multiculturelle. Veut-on un droit d'asile limité aux personnes politiquement persécutées chez elles pour leur défense des valeurs européennes ? Ou veut-on un droit d'asile étendu à toutes les personnes vivant dans des pays connaissant la guerre, la dictature politique, la misère ? «On ne peut pas accueillir toute la misère du monde», disait Michel Rocard. Mais la question de savoir combien d'étrangers extra-européens supplémentaires les sociétés françaises, allemande ou italienne sont prêtes à accepter n'a jamais été tranchée démocratiquement. Tout se passe comme si, en Europe occidentale, l'immigration était une question taboue, sur laquelle on ne peut pas débattre en profondeur, sur laquelle on a du mal à décider, sur laquelle les rares décisions prises ne sont pas appliquées. Tant que ce flou persistera, les pays limitrophes de l'UE pourront poursuivre leurs différents chantages migratoires, comme l'ont fait au cours des dernières années la Turquie, le Maroc ou la Biélorussie.

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En cette fin d'année, Poutine déploie ses troupes à la frontière ukrainienne, l'hypothèse d'une invasion est-elle crédible ? Que cherche la Russie ?

Poutine n'a pas l'intention d'envahir l'Ukraine. S'il avait voulu le faire, il l'aurait fait en mai 2014, après que 42 militants prorusses eurent été brûlés vifs à Odessa. Il avait un prétexte en or et personne ne l'aurait alors arrêté. Mais il est vrai que la Russie est obsédée par l'extension jamais terminée de l'Otan vers l'est. Elle considère l'Ukraine comme une marche de son territoire, un État tampon qui ne saurait appartenir à une alliance militaire adverse. Poutine demande des garanties de sécurité à l'Occident. Un dialogue sécuritaire américano-russe se met en place, qui a commencé par une longue conversation téléphonique entre Biden et Poutine le 30 décembre 2021. Je ne pense pas que l'Amérique soit prête à faire entrer l'Ukraine dans l'Otan et à lui donner ainsi la garantie d'intervention militaire prévue par l'article 5 de la Charte de l'Atlantique nord. L'Amérique veut des relations stables avec les Russes, elle n'a aucune intention de leur faire la guerre, elle veut se concentrer sur le dossier chinois, et elle compte sur une sorte de neutralité russe dans l'Indo-Pacifique. Quant à la Russie, je ne crois pas une seconde qu'elle soit prête à s'allier durablement et militairement avec la Chine. Géographiquement et historiquement, ce sont des pays rivaux. Mais je trouve triste de voir ce grand pays européen, si proche de nous par sa culture, toujours privé d'un État de droit. Je regrette de le voir virer à l'autoritarisme et se recroqueviller de plus en plus sur lui-même. J'ai vu un très mauvais signe dans la récente condamnation infligée à la remarquable association Memorial, qui lutte pour une réhabilitation des victimes du stalinisme.

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En 2022, la France prendra la présidence du Conseil de l'UE, que peut-on en attendre ? Après le départ d'Angela Merkel, Macron peut-il enfin devenir le chef de l'Europe comme il l'espère ?

Il n'y aura jamais de chef de l'Europe. La dernière fois que l'espace européen a connu un seul chef, c'était en 1942, quand Berlin contrôlait l'équivalent du territoire actuel de l'UE, moins la péninsule ibérique et l'Irlande. Cette chefferie avait commencé dans l'agression, elle s'est poursuivie dans le crime, elle s'est achevée dans la défaite et la ruine. Mais il peut y avoir du leadership en Europe. Schuman, De Gasperi, Adenauer, de Gaulle, Brandt, Mitterrand, Kohl, en ont montré. Macron en a aussi montré par son discours de la Sorbonne du 26 septembre 2017. Mais quand il a commencé à se comporter en chef et à faire la leçon à l'Italie, et aussi aux pays du groupe de Visegrad, il a été aussitôt rejeté. Il en a tiré la leçon. C'est la raison pour laquelle il s'est rendu à leur sommet à Budapest le 13 décembre 2021, afin de préparer de manière constructive la présidence française de l'UE.

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Pendant ces six mois beaucoup de dossiers peuvent progresser si la France montre le bon leadership : la poursuite de l'harmonisation fiscale et budgétaire ; une politique européenne de l'énergie (afin de corriger la catastrophique décision allemande d'abandon du nucléaire) ; une médiation entre l'Iran et l'Amérique ; une autonomisation de l'Europe en matière d'armement ; une TVA sociale et environnementale spécifique pour les produits importés, notamment d'Asie ; un renforcement des frontières de l'Europe ; une politique d'asile réservée aux réfugiés partageant les valeurs européennes, etc. Personne ne sait aujourd'hui qui sera président de la République française en mai 2022. Mais les fondamentaux diplomatiques ne changeront pas. Si elle veut garder une quelconque influence en Europe, la France devra d'abord remettre de l'ordre dans ses finances publiques. La France ne peut rayonner que par son exemple, jamais par les leçons qu'elle aime parfois infliger aux autres nations du monde.

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