Quand la mode inclut le handicap

Les visages sont doux et légèrement maquillés. Les vêtements sont sobres et au style romantique. « Défendre l’inclusion. Aujourd’hui pour demain. » La campagne publicitaire et son slogan engagé, comme on en voit souvent dans la rue, n’est pas une nouvelle initiative du ministère des Solidarités et de la Santé. C’est zalando.com, leader de la vente en ligne en Europe, qui est à l’origine de cette campagne de pub dévoilée fin mars. Les affiches placardées partout dans l’Hexagone ont suscité beaucoup de réactions sur les réseaux sociaux et dans la presse, et pas uniquement en raison de leur mes-sage remarqué : Neele, l’un des mannequins mis en scène, n’est pas un top-modèle comme les autres. La jeune femme est porteuse de trisomie 21, et vit dans un foyer. Un mois avant que Zalando assure le buzz, une couverture de ELLE Mexique attirait l’attention, affichant Ellie Goldstein, une jeune mannequin atteinte, elle aussi, de trisomie 21. Un an auparavant, le très médiatique directeur de la création de Gucci, Alessandro Michele, choisissait personnellement Ellie pour incarner l’image du mascara L’Obscur. Robe chasuble seventies, teint poudré, cheveux lisses... En préambule de la campagne signée par David PD Hyde en collaboration avec « Vogue » Italie, le designer expliquait : « Ce mascara a pour vocation d’être porté par une personne vraie qui utilise le maquillage pour raconter sa version de la liberté. » Dans un monde où la beauté a autrefois été lissée, aseptisée, calibrée, le designer italien ose défier les codes. Il normalise le handicap. Mieux : il le rend glamour.

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« Aujourd'hui, la notion de beauté inclut le comportement, la résilience, le message que le corps véhicule »

C’est en tout cas ce que souhaite l’agence de mannequins Zebedee Management. Fondée en 2017 par Laura Johnson et Zoe Proctor, à partir du constat qu’invisibilité et manque de pédagogie empêchent les personnes handicapées d’aspirer à une vie normale, l’entreprise se bat pour déconstruire les stéréotypes. Son credo : on peut être en fauteuil roulant et faire la couverture de ELLE ou de « Marie Claire ». Être porteur de trisomie 21 et être un ambassadeur de Gucci. « Longtemps, le handicap a été traité avec réticence car les marques ne savaient pas comment l’aborder. Il y avait beau-coup de méconnaissance, de préjugés. Les personnes confrontées à un handicap physique ou intellectuel étaient mises de côté. Ainsi leur corps a été stigmatisé, précipitant toute une série d’idées reçues qui résistaient aux faits objectifs. Heureusement, aujourd’hui la notion de beauté inclut le comportement, la résilience, le message que le corps véhicule. Ce qui a conduit à l’éclosion de physiques aux canons de beauté différents. Car on peut être beaux de différentes manières! » analysent avec entrain les deux cofondatrices. Et avec le poids joué par les réseaux sociaux, le phénomène s’amplifie. On pourrait citer l’actrice et modèle souffrant de dystrophie musculaire Jillian Mercado, invitée à défiler chez la marque The Blonds. Comme l’athlète Mary Russell, atteinte de nanisme et cover-girl pour « Grazia » UK . En passant par Bebe Vio, championne paralympique et ambassadrice des marques Dior et Moncler. Ou la très connue Winnie Harlow, souffrant de vitiligo et défilant sur les podiums des plus grands avec les plus célèbres top-modèles. En 2015, la Fashion Week de New York allait jusqu’à exhorter les créateurs à faire preuve de plus de diversité dans les castings: « Soyez ouverts. La mode américaine peut donner l’exemple », prônait le CFDA (conseil des créateurs de mode américains) sur Twitter. Dans le sillage du mouvement body positive, voilà le secteur qui amorce un change-ment social et culturel significatif. Au point de garantir une visibilité pérenne aux personnes en situation de handicap?

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« Ces campagnes hors normes ont le mérite de lever un tabou : elles font avancer les mentalités. La mode a toujours été un milieu avant-gardiste »

Quand la mode inclut le handicap

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Entre l’évocation d’un phénomène et les critiques de « woke washing », dénonçant une démarche opportuniste, en coulisses, les observateurs sont sceptiques. Beaucoup glosent sur le fait qu’un grand nombre de marques dites engagées n’ont nulle-ment l’intention de transformer le milieu. Comme si cet engouement n’était que passager. Comme si la mode était un milieu conservateur, condamné à rester figé dans son image lisse sur papier glacé. Un lieu commun trop facile ? Selon Sonia Devillers, la chroniqueuse médias de France Inter, « on est encore très loin de la banalisation du handicap. Toujours est-il que dans cet univers où tout est question d’image et de représentation, de normes et de désirs, les corps ont varié. La minceur, jeune, blanche, hétérosexuée s’avère encore largement dominante, mais couleurs de peau, poids, âges, visages, cheveux, genre, la mode joue aujourd’hui avec tout et avec tout le monde », analysait-elle dans sa chronique du 25mars. Katia Dayan, qui a fondé Les Papillons de jour pour accompagner les entreprises dans leur stratégie RSE (à responsabilité sociétale), partage le même avis: « Ces campagnes de communication hors normes ont le mérite de lever un tabou: elles font avancer les mentalités. La mode a toujours été un milieu avant-gardiste. Et même si le décalage entre le message qu’elle veut donner et son attitude, loin d’être irréprochable, est important, tout le monde sait que la transition sera progressive. » Or, parfois, un cliché suffit. De fait, la mode ne se réduit plus seulement à de jolis vêtements voués à être portés. Elle doit être porteuse de messages. Faire parler. S’engager.

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Cette prise de conscience passe aussi par le développement de l’« adaptive wear ». Autrement dit, par un prêt-à-porter modulable selon les besoins de chacun. D’après un article du «New York Times» de juillet 2020, il y aurait plus de lignes de vêtements pour chiens que pour personnes handicapées. Un constat si amer que le quotidien américain titrait son papier: « Disabled People Love Clothes Too » (les personnes invalides aiment aussi la mode). Plus de style et plus de créativité: voilà les revendications. Des desiderata entendus par Tommy Hilfiger, qui, depuis 2017, introduit l’adaptive wear dans ses collections. Le manifeste qui en définit les contours est pour le moins explicite: « Chaque pièce est de la même qualité, du même tissu et du même design de base que celui que nous proposons dans nos autres collections. Les adaptations sont discrètes, avec des modifications fonctionnelles qui facilitent l’habillement et permettent aux enfants et aux adultes handicapés de devenir autonomes et de se sentir bien dans leur peau. » L’initiative a été adoptée aussi par Kiabi, pour qui la mode n’est pas qu’une considération de praticité. « Avec la ligne Human, nous ne voulions pas faire des vêtements pour stigmatiser davantage les enfants handicapés. Notre mission est d’offrir du bonheur à porter pour tout le monde », indique Mathilde Devambez, chef de produit chez la marque française.

Pour que la réflexion continue, on peut compter aussi sur la jeune garde, dont le travail brille par son exemplarité. Le cas de Flora Fixy et Julia Dessirier du studio FandD, qui, suite à leur rencontre avec la photographe malentendante Kate Fichard, ont imaginé des prothèses auditives comme des bijoux d’écoute. Avec leur projet qui décomplexe le handicap, elles ont remporté les suffrages du jury Accessoires du Festival de Hyères en 2018 et, fin 2020, celui du prix du Design inclusif d’E yes on Talent et APF France Handicap. « Notre rôle en tant que designers est celui de promouvoir l’acceptation de soi. Ces bijoux sont un manifeste d’optimisme, un formidable outil politique alliant technologie, esthétique pointue et fonctionnalité », défend le duo capable de transformer un appareil médical en un accessoire de mode à exhiber fièrement.De campagnes de pub progressistes en collections plurielles, shootings de mode novateurs et projets audacieux, l’inclusivité a plus d’un visage. Enfin, pour Serge Widawski, directeur d’APF Entreprises*, «elle doit rimer avec insertion professionnelle. En commençant par l’embauche de gens à mobilité réduite ou avec une déficience intellectuelle, le parrainage d’associations... Autant de mesures concrètes qui changent la place dans notre société des personnes en situation de handicap». Depuis 2019, les grandes maisons de mode (Chanel, Prada, Gucci, Burberry...) se sont dotées d’un CDO (chief diversity officer) afin de promouvoir l’inclusion des minorités dans ce secteur. « L’éclosion de cette nouvelle profession ne doit pas oublier le volet social, qui est crucial. Surtout quand on sait que, en France, sur onze millions de personnes reconnues en situation de handicap, seulement trois millions sont actives », conclut le spécialiste. Pour motiver le secteur, il y a trois ans, l’association s’est donné pour défi d’ouvrir une dizaine d’établissements dans l’Hexagone, en recrutant et en formant deux cent cinquante personnes handicapées aux métiers du textile et de la haute maroquinerie. Consécration, depuis début juin, ces ateliers accompagnent quinze jeunes créateurs dans le lancement de leur marque en collaboration avec La Caserne, l’incubateur de mode responsable soutenu par la Mairie de Paris. En attendant de décrocher le Graal: qu’une maison de luxe accole son nom à celui d’APF France Handicap. À bon entendeur...

Ellie, top symbole

©Keziah Quarcoo

Robe à pois croisée, yeux légèrement maquillés, sourire solaire: Ellie irradie. «J’adore la mode, être devant la caméra», lance cette jeune femme de 19ans dans un éclat de rire. En Angleterre, Ellie Goldstein est une star. Un mannequin qui pose pour les marques les plus influentes, fait la couverture d’un magazine comme « Allure » ou « Glamour ». Son visage est connu par toute la population. Représentée par l’agence Zebedee Management, à 15ans elle s’affichait déjà sur les panneaux publicitaires de Nike et Vodafone. Et à l’étranger aussi elle rayonne. Convaincue qu’il faut briser les tabous sur le handicap et montrer qu’il fait partie de notre vie, Ellie a envie d’en découdre. Elle rêve de cinéma, de théâtre, d’écrire un livre. Et shoote avec les plus célèbres, comme cette série photos qu’elle prépare avec « Vogue » Italie. Quand on lui demande quel est son secret, elle confie garder un regard positif sur la vie: « Rester soi-même et ne jamais abandonner ses espoirs et ses rêves, peu importe qui l’on est. Soyez parfait dans votre imperfection. » Et son chromosome en plus ne l’empêche pas de voir grand: « Peut - être montrerai-je un jour que la trisomie 21 n’est pas un obstacle. » Sans artifice, Ellie démystifie le handicap et assume pleinement son rôle de modèle au premier sens du terme. Sur Instagram, elle récolte les likes, et les followers se félicitent de son succès. «Ceci peut -il devenir la norme?» commente une fan. « Je ne peux que valider », répond un autre. Preuve que l’effet Ellie va au-delà des courants de mode.

* La branche emploi d’APF France Handicap.