En livrant Pologne et Ukraine, l'Allemagne montre-t-elle à Poutine qu'elle aussi sait jouer avec le gazoduc Yamal ?

Cela fait six jours, ce dimanche, que le gazoduc Yamal-Europe qui achemine habituellement du gaz russe vers l'Europe occidentale renvoie le gaz en sens inverse vers la Pologne, selon les données de l'opérateur de réseau allemand Gascade, une co-entreprise germano-russe avec Gazprom au capital.

Ce dimanche, dans une déclaration télévisée, Sergueï Kouprianov, porte-parole de Gazprom, compagnie gazière totalement contrôlée par l'État russe, reprenait l'affirmation de Vladimir Poutine, jeudi dernier, selon laquelle l'Allemagne serait en train de manipuler le flux de gaz du pipeline Yamal-Europe. Ce gazoduc long de 4.000 km part de Russie, traverse le Belarus et la Pologne pour aboutir en Allemagne.

Le comportement de l'Allemagne jugé "peu rationnel" par la Russie

Kouprianov a estimé que ce comportement de l'Allemagne visant à revendre à la Pologne du gaz qu'elle avait acheté à la Russie, était, en pleine flambée des prix, peu "rationnel". Selon lui, les prix de ces livraisons allemandes sont "nettement supérieurs à ceux des volumes livrés par Gazprom", l'Allemagne étant du coup accusée par Moscou de contribuer à la hausse des prix.

Mais, alors que le gaz circule de la Russie vers l'Allemagne, comment celle-ci peut-elle envoyer du gaz à la Pologne située en amont du gazoduc ? Kouprianov explique:

Des micro-coupures de gaz en guise d'avertissements à Berlin

Pourtant, mardi 21 décembre, c'est l'Allemagne qui s'étonnait qu'une partie du gaz russe n'arrive plus en Europe depuis le week-end précédent - comme si, explique Lionel Bellanger sur France Inter ce jour-là, Moscou passait "en mode punition juste avant une vague de froid annoncée sur l'Europe". Ou plutôt en mode coup de semonce, Moscou, pouvant être tenté, par des micro-coupures de gaz, de peser sur les négociations en cours au sein du nouveau gouvernement allemand ces jours-ci, où la question de la mise en service du gazoduc Nord Stream 2 est sujet de conflit entre le nouveau chancelier Olaf Scholz (en poste depuis le 8 décembre) qui y est favorable depuis sa création et son vice-chancelier Vert, Robert Habeck, qui y est opposé dans le cadre des sanctions sur le dossier ukrainien. Pour l'heure, en Allemagne, c'est l'Agence fédérale des réseaux (la Bundesnetzagentur) qui est censée avoir la main, elle qui annonçait mi-novembre qu'elle suspendait la procédure d'autorisation en raison d'un obstacle juridique et qu'elle ne rendrait pas sa décision avant juillet 2022.

Mercredi 23 décembre, c'était aussi la représentation auprès de l'Union européenne de la Pologne -pays totalement opposé au gazoduc Nord Stream 2, faut-il préciser-, qui accusait Moscou d'avoir stoppé ses livraisons via le gazoduc Yamal-Europe entre la Russie, la Pologne et l'Allemagne, taxant Gazprom de "manipulation".

En livrant Pologne et Ukraine, l'Allemagne montre-t-elle à Poutine qu'elle aussi sait jouer avec le gazoduc Yamal ?

Une affirmation fermement contestée par le porte-parole de la compagnie gazière russe lors de sa prise de parole sur la chaîne d'État russe déjà citée.

Pour rappel, jeudi dernier, lors de sa traditionnelle intervention télévisée annuelle, le président russe Vladimir Poutine avait lui-même expliqué que, si Moscou n'effectuait pas de nouvelles exportations via ce gazoduc, c'était faute de nouvelles commandes européennes.

Sur ce point, il était approuvé par le ministère allemand de l'Énergie qui, ce dimanche, a affirmé que les contrats de livraison de long-terme avec Moscou étaient respectés, et qu'il n'y avait "pas de signes de blocages d'approvisionnement".

Pour autant, ce même ministère ne faisant aucun commentaire sur les affirmations russes concernant des livraisons allemandes de gaz à la Pologne et à l'Ukraine.

Ce qui n'empêche pas la poursuite de l'enquête lancée en octobre par la Commission européenne sur le rôle des principaux fournisseurs gaziers de l'UE dans la flambée des prix du gaz. Une enquête qu'avait confirmé mener la commissaire européenne à l'Énergie Kadri Simson, mardi 26 octobre, lors d'une rencontre des ministres européens de l'Énergie. Gazprom, qui détient 40% du marché européen du gaz, n'était pas nommément citée, bien qu'elle soit clairement la première visée par l'exécutif européen, selon L'Echo.

Cette affolante envolée des prix du gaz, à laquelle l'Europe occidentale est confrontée depuis plusieurs mois, est due à plusieurs facteurs: un hiver 2020-2021 très froid, la reprise économique post-pandémie, un apport trop parcimonieux en énergies renouvelables à cause de vents trop faibles, mais aussi les tensions géopolitiques entre le principal fournisseur, la Russie, et ses clients.

Cependant, si dans ce contexte d'arrivée des températures hivernales, les prix du gaz en Europe battaient un nouveau record mardi (à 187,785 euros, une première), jeudi 23 décembre, ils subissaient une nette correction, le marché de référence du gaz européen, le TTF (Title Transfer Facility) néerlandais, chutant de 19,60% à 139,00 euros le mégawattheure (MWh), retrouvant un prix comparable au début de semaine.

Malgré cette accalmie, le cours du gaz européen reste sept fois supérieur à celui du début d'année.

Nord Stream 2, Ukraine, OTAN...

La guerre du gaz n'est donc pas une vue de l'esprit. Avec l'envolée des prix du gaz, non seulement la compagnie étatique Gazprom engrange des profits records, mais encore, le président russe, que d'aucuns ont déjà baptisé le "tsar du gaz", pousse ses pions pour faire reculer l'OTAN accusée de marcher sur ses plate-bandes en Ukraine.

Si les Occidentaux soupçonnent la Russie de limiter ses livraisons pour faire pression sur les Européens et obtenir gain de cause dans plusieurs dossiers, notamment le lancement du nouveau gazoduc russo-allemand Nord Stream 2, ils accusent aussi Moscou de velléités agressives contre l'Ukraine, dont elle a déjà annexé une partie du territoire, l'armée russe ayant massé quelque 175.000 soldats à la frontière avec l'Ukraine.

Moscou voit les choses différemment, affirmant au contraire vouloir assurer sa sécurité face à des "provocations" de Kiev et des Occidentaux, en référence à la possible adhésion de l'Ukraine à l'OTAN: "Comment réagirait les Etats-Unis si l'on mettait des missiles à la frontière canadienne?", s'était exclamé le président russe en réponse à des journalistes sur la probabilité d'une guerre. De fait, le président russe a présenté la semaine passée deux traités, l'un destiné aux États-Unis et l'autre à l'OTAN, résumant ses exigences pour une désescalade.

Poutine calme le jeu

Ce jeudi, le président russe Vladimir Poutine avait calmé le jeu en jugeant "positive" la réaction de Washington face aux propositions sécuritaires de Moscou qui a notamment exigé que l'OTAN et les Etats-Unis cessent leur soutien militaire à l'Ukraine.

Et hier, samedi, entérinant un peu plus cet accueil jugé "positif", Vladimir Poutine finissait par retirer ses troupes après plus d'un mois d'escalade militaire à la frontière ukrainienne. Jusqu'ici, ni l'Europe ni Washington ne voulaient céder à la ligne rouge tracée par la Russie que constitue l'entrée de l'Ukraine à l'Otan.

Ce dimanche, le ministère russe des Affaires étrangères, cité par l'agence TASS, a déclaré que la Russie examinait la proposition de l'OTAN l'invitant à entamer le 12 janvier des pourparlers sur ses attentes en matière de sécurité.

Le Kremlin exige principalement qu'aucune troupe ou équipement militaire supplémentaire ne soit déployé par l'OTAN en dehors des pays qui constituaient l'Alliance en mai 1997 - avant le début de l'expansion vers l'Est - sauf cas exceptionnels et en accord avec Moscou.

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(avec AFP, Reuters, Euronews, Ria Novosti, Rossiya-1)

Jérôme Cristiani

8 mn

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